Víctor del Árbol- La veille de presque tout

Comme dans ses autres romans, Víctor del Árbol intègre son histoire dans un contexte historique récent et douloureux, entre deux dictatures, celle de l’Argentine et la dictature Franquiste. Ces deux périodes furent source de bien des traumatismes pour ceux qui les ont vécues, et leurs descendants en portent encore les cicatrices.

Germinal Ibarra, inspecteur de police, a connu une célébrité soudaine en arrêtant l’assassin de la petite Amanda, une fillette assassinée à Málaga. Pour s’éloigner de cette agitation, il retourne exercer à la Corogne, sa ville natale. C’est un cinquantenaire dépressif, marqué par un épisode de son enfance, et qui vit dans la tentation permanente du suicide.
« Il retient son souffle, les paupières lourdes, cherche la détente avec son index. Il appuie – jamais assez – et recule, danse macabre qui lui détruit les nerfs. “Vas-y une bonne fois pour toutes !” crie-t-il dans sa tête ; et pourtant, ce soir aussi l’impossibilité l’emporte. Il laisse retomber le pistolet entre ses jambes avec un cri muet. Un désespoir sans fin. “Lâche, tu es un foutu lâche.” »

Une nuit, il reçoit un appel de l’hôpital : une femme admise dans un état critique demande à le voir.
Cette femme, Paola, a débarqué à Punta Caliente, un petit village de la côte de Galice pour s’y installer quelque temps. Elle semble fuir quelque chose, ou quelqu’un, qui l’empêche de retrouver sa vie. Pour fuir son passé, le mode de vie que l’on lui impose et qu’elle déteste, elle s’est réfugiée dans l’excès suicidaire de drogue, d’alcool et de sexe effréné.
Dans ce même village vivent Dolores, et Martina, sa fille, amie de Daniel. Daniel, qui a vu toute sa famille périr dans l’incendie de sa maison, a été recueilli par son grand-père Mauricio. Daniel passe le plus clair de son temps avec Martina, en une relation d’amitié possessive, dont tous les adultes sont exclus.
A ceux là vont s’ajouter d’autres personnages, qui peuvent paraître secondaires, mais tous ont leur importance et chacun a un rôle décisif dans le développement de l’histoire. Bien que les fils conducteurs du récit soient Germinal et Paola, Dolores, Mauricio, Martina, Daniel ou Oliverio sont également essentiels.
« Mauricio hocha la tête, mais depuis un petit moment il ne voyait que le paysage épais de l’Allemagne en 1955, dix ans après la guerre, et le souvenir de ce voyage en train à travers la Bavière, avec Oliverio et la Roussotte ; la succession monotone de poteaux électriques, le paysage austère et froid, un brouillon fugace d’images derrière la fenêtre du wagon qui l’emportait vers le reste de sa vie, et une impression que le temps s’immobilisait un instant avant d’aborder le futur ; en bruit de fond, les rires optimistes d’Oliverio et de la Roussotte, dans ce train allemand d’après-guerre rempli d’immigrants espagnols, argentins, polonais, turcs et italiens qui venaient se forger un avenir. »

Mauricio, Oliverio, et La Roussotte , ces trois amis ont en commun un long passé. Émigrés d’Argentine en Allemagne pour travailler aux usines Mercedes, ils ont par la suite regagné leur pays, et leurs vies ont suivi des chemins opposés. Ils vont subir de façon bien différente les évènements qui ont secoué l’Argentine à cette époque, et brisé les liens d’amitié qui les unissaient. Oliverio deviendra un membre du tristement célèbre Grupo de tareas(1) de la dictature militaire, Mauricio et La Roussotte eux, se retrouveront emprisonnés sous sa garde.

L’auteur joue avec tous ces personnages, en de multiples allers-retours du présent au passé, nous dévidant le fil de leur histoire et de leur tragédie personnelle, sans que jamais le lecteur ne se trouve perdu. Des sinistres prisons de la junte argentine, aux falaises abruptes de Galice ou aux rues de Barcelone, les destins de toutes ces personnes trouvent leur chemin. Le hasard, ou la fatalité, qui se plaît à jouer avec les hommes, les réunira à nouveau dans la vieille Europe, pour boucler enfin la boucle, remettre à plat tous leurs différends, et trouver enfin la compréhension ou le pardon…

C’est un roman choral, une histoire à plusieurs voix, qui nous parlent du passé, de souvenirs qui nous tiennent captifs et dont l’on ne peut se défaire. Chacun des personnages affronte ses propres démons, dans son enfer personnel, et doit trouver au plus profond de soi les ressources nécessaires pour aller de l’avant.
« Presque cinquante ans se sont écoulés et l’inspecteur scrute la nuit de La Corogne, convaincu que cet enfant terrifié se cache encore quelque part. Il se demande si personne n’a jamais compris – et lui non plus – l’enfant qu’il a été. Parfois, il rêve que le temps s’arrête et qu’il revient en arrière, quand le vieux se retourne vers l’enfant… » … « que son cri étouffé retentisse à ses oreilles ; et il rêve qu’il s’enfuit à cet instant précis, juste avant que disparaisse son enfance.
-Il n’a parlé de cet épisode à personne, pas même à Carmela.
Il ne saurait comment expliquer que ce n’était pas le fou – ni ce qu’il lui avait infligé – qui l’effrayait, mais ses yeux, cette façon de regarder comme si rien n’existait hors d’une obscurité sauvage qui résidait à l’intérieur de lui.
–  On ne voit pas les étoiles filantes. »

Cette histoire est habitée de contrastes permanents entre l’amour et la colère. La noirceur de l’atmosphère y côtoie la beauté des poèmes de Juan Gelman, des images de Gauguin ou de Vermeer, la musique de Johnny Cash ou de Debussy.

Le rythme de l’histoire n’est pas particulièrement soutenu, mais te tire toujours en avant, dans une tension et un suspense constants. Dès les premières lignes, l’auteur nous emprisonne dans les filets d’une narration maîtrisée, qui ne souffre d’aucun temps mort. Tu te dis « encore un chapitre avant de poser le bouquin », mais ne nous y trompons pas… c’est impossible… Nous en voulons toujours plus, savoir ce qu’il va se passer, ajouter au puzzle les pièces qui nous manquent pour avoir, enfin la vision globale de l’histoire.

Le thème du roman n’est pas la vengeance, il s’agit davantage de la reconnaissance de la faute et du pardon et c’est, au-delà de leur conflit, le lien très fort qui unit Mauricio à Oliverio. Et pour citer l’auteur « l’acte le plus héroïque que nous puissions faire, c’est de pardonner, y compris de se pardonner à soi-même. »
Víctor del Árbol nous propose là un très grand roman, sombre, violent et magnifique, où l’émotion affleure à chaque page, et où le mal absolu côtoie la beauté la plus pure.
Une très belle lecture, que je recommande chaudement.

Éditions Actes Sud, 2017

(1) Dans le jargon de la dictature militaire qui gouverna de fait l’Argentine depuis le coup d’Etat de 1976 jusqu’à la restauration de la démocratie en 1983, les « grupos de tareas » étaient des groupes composés de membres des diverses forces armées, des corps de sécurité de l’état et paramilitaires, qui avaient pour fonction la séquestration, la torture et éventuellement l’assassinat et l’élimination des cibles, signalées par la dictature : opposants politiques, guerrilleros, intellectuels, dirigeants syndicaux, famille et amis de ceux-ci. Ils géraient également les centres clandestins de détention.
(Source : Wikipedia)

4ème de couv :
Veille de presque toutL’inspecteur Ibarra a été transféré depuis trois ans dans un commissariat de sa Galice natale après avoir brillamment résolu l’affaire de la petite disparue de Málaga. Le 20 août 2010, 0 h 15, il est appelé par l’hôpital de La Corogne au chevet d’une femme grièvement blessée. Elle ne veut parler qu’à lui. Dans un sombre compte à rebours, le récit des événements qui l’ont conduite à ce triste état fait écho à l’urgence, au pressentiment qu’il pourrait être encore temps d’éviter un autre drame.
À mesure que l’auteur tire l’écheveau emmêlé de ces deux vies, leurs histoires – tragiques et sublimes – se percutent de plein fouet sur une côte galicienne âpre et sauvage.
Une fillette fantasque qui se rêvait oiseau marin survolant les récifs, un garçon craintif qui, pour n’avoir su la suivre, vit au rythme de sa voix, un vieux chapelier argentin qui attend patiemment l’heure du châtiment, un vétéran des Malouines amateur de narcisses blancs…
Aucun personnage n’est ici secondaire et l’affliction du passé ne saurait réduire quiconque au désespoir. Chacun est convaincu que le bonheur reste à venir, ou tente pour le moins de s’inventer des raisons de vivre. C’est ainsi que, dans ce saisissant roman choral, l’auteur parvient à nimber de beauté l’abjection des actes, et de poésie la noirceur des âmes.

L’auteur :
Víctor del Árbol est né à Barcelone en 1968.
Après des études supérieures en histoire à l’Université de Barcelone, il a travaillé dans les services de police de la communauté autonome de Catalogne. de 1992 à 2012.
Il amorce une carrière d’écrivain avec la publication en 2006 du roman policier El peso de los muertos. C’est toutefois la parution en 2011 de La Tristesse du samouraï (La tristeza del samurai), traduit en une douzaine de langues et best-seller en France, qui lui apporte la notoriété. Pour ce roman, il remporte plusieurs distinctions, notamment le prix du polar européen 2012.
En 2015, son roman Toutes les vagues de l’océan remporte le grand prix de littérature policière du meilleur roman étranger.
En 2016, il reçoit le prix Nadal (le plus ancien prix littéraire décerné en Espagne), pour La víspera de casi todo (La veille de presque tout).

 

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Victor del Arbol – Toutes les vagues de l’océan

Attention, coup de cœur ! Avec ce dernier titre, Victor del Arbol démontre toute sa maîtrise dans le domaine du noir, et s’impose comme l’un des chefs de file de la jeune génération d’auteurs hispaniques.

Scène d’ouverture : un petit garçon sort d’une voiture, accompagné de Zinoviev. Quelques instants plus tard, le corps du petit garçon flotte à la surface du lac, sur le ventre, « comme une étoile de mer ». Zinoviev est assassiné quelques jours plus tard. Pas seulement assassiné, mais écorché, ses testicules dans la bouche et la photo d’un jeune garçon clouée sur la poitrine. La photo de cet enfant est celle de Roberto, le fils de Laura, qui fut assassiné d’après tous les indices, par Zinoviev. De plus, les menottes qui le maintenaient prisonnier étaient celles de Laura, il n’en faut pas plus pour la transformer en principale suspecte.

« Laura méprisait et haïssait avec virulence ceux qui commettaient ces abus, elle les appelait “voleurs d’enfances” et s’efforçait jour après jour de les combattre, elle se mettait en quatre, jusqu’à épuisement, et bientôt je me suis rendu compte que cela la dévorait. Je lui ai dit qu’elle ne pouvait pas lutter seule contre toute la méchanceté du monde, que ses efforts n’étaient qu’une goutte dans l’océan. Et tu sais ce qu’elle m’a répondu ? “L’océan, ce n’est jamais qu’un million de gouttes ?” (Un millon de gotas est le titre original). »

Laura était policière, elle travaillait depuis longtemps au démantèlement d’un réseau de prostitution infantile au sein d’une organisation mafieuse russe, la Matriochka, et son implication fut telle qu’elle lui coûta la vie de son fils.

Peu après, Laura sera retrouvée morte, une balle dans l’estomac. Un suicide, selon toutes les apparences. Laura, ce personnage très sombre, qui bien que disparaissant dès le début du roman, en reste tout de même le personnage central, et autour de qui s’articule toute l’histoire.
Après le suicide de Laura, son frère Gonzalo qui avait rompu tout contact avec elle depuis une dizaine d’années, va chercher à comprendre les raisons de ce geste. Pour cela il va devoir remonter le fil du temps, remonter l’histoire de leur père, Elias Gil, héros de l’Espagne républicaine.

Ce roman, très ambitieux, nous fait voyager sur deux époques : de nos jours, et dans le passé, à partir de 1932, avec le voyage en Russie d’Elias Gil, au temps des grandes utopies, jusqu’à la guerre civile espagnole, le franquisme, la IIème guerre mondiale, les purges de Beria, en passant par le goulag stalinien de Nazino, « l’île aux cannibales ». Et dans l’ombre se tient la Matriochka, cette poupée Russe mafieuse, qui tire les fils du destin.

« Telle était la défaite. Le silence collectif, conscient, mortuaire. Ils savaient tous que ce silence s’abattait à jamais sur cette terre. Sur les chemins vers la France, les gens se dépouillaient de toute identité, les sentiers se remplissaient de cartes déchirées du parti communiste, socialiste ou catalaniste, de la CNT, mais ils se débarrassaient aussi de leur extrait de naissance, de leur carte d’identité, de leur livret militaire. Il n’y avait plus ni Espagnols, ni Basques, ni Catalans, ni républicains. Ils étaient devenus une masse superstitieuse, fatiguée, détraquée, prisonnière de rumeurs, parfois vraies, parfois délirantes, qui évoquaient des massacres dans la zone occupée et qui annonçaient l’approche de troupes expéditionnaires italiennes ou africaines. Alors, aiguillonnée par cette peur, la masse paisible devenait furieuse, désespérée, et forçait les passages de la frontière, affrontant les gendarmes à mains nues. Beaucoup moururent d’une balle ou d’une baïonnette étrangère alors qu’ils se croyaient sains et saufs. »

Comme dans les autres romans de Victor del Arbol, ce sont les personnages qui insufflent le souffle romanesque à l’œuvre. Ce sont eux qui forment la trame, qui transmettent des émotions et des sensations au lecteur, créant de l’empathie pour les uns et de l’aversion pour d’autres. L’auteur nous laisse le soin de les juger dignes ou indignes de notre compassion. Cela lui demande l’effort de prendre un peu de distance par rapport à ses personnages, en se plaçant un peu en marge, comme un observateur, pour les abandonner aux mains du lecteur, ou du moins le lui laisser croire.

« Ce qui l’offensait, c’était ta lâcheté, le refus d’accepter ta véritable nature. Tu en appelais à l’éthique pour torturer et tuer, lui, il appelait cela simplement du pragmatisme. Il était convaincu de l’inévitable nature corrompue de l’être humain et toi tu cachais tout cela sous la répugnante théorie de l’idéalisme. »

Dans le style des grandes épopées, passé et présent se confondent, se croisent et se recroisent dans une histoire d’une grande intensité dramatique, une incroyable histoire d’amour, de trahison, de faute, de vengeance, et peut-être de rédemption.

Comment ne pas être ému par le destin de ces femmes et de ces hommes, partis en Russie communiste pleins d’espoir en leur idéal d’un monde meilleur, qui vont se trouver piégés par le système stalinien, et perdre dans ses goulags toute leur humanité, et pour certains, leur vie. Elias Gil, Igor Stern, Irina, Anna Akhmatova, Esperanza, Alcazar, Gonzalo et Laura resteront présents dans ma mémoire pour un bout de temps encore…

Un très grand roman, une histoire d’hommes et de femmes entraînés dans les soubresauts de l’histoire européenne récente, qui a trouvé en moi un écho tout à fait particulier.

Un vrai coup de cœur!

Éditions Actes Sud, Février 2015

4ème de couv.

TOUTES LES VAGUESGonzalo Gil reçoit un message qui bouleverse son existence : sa soeur, de qui il est sans nouvelles depuis de nombreuses années, a mis fin à ses jours dans des circonstances tragiques. Et la police la soupçonne d’avoir auparavant assassiné un mafieux russe pour venger la mort de son jeune fils. Ce qui ne semble alors qu’ un sombre règlement de comptes ouvre une voie tortueuse sur les secrets de l’histoire familiale et de la figure mythique du père, nimbée de non-dits et de silences.

Cet homme idéaliste, parti servir la révolution dans la Russie stalinienne, a connu dans l’enfer de Nazino l’incarnation du mal absolu, avec l’implacable Igor, et de l’amour fou avec l’incandescente Irina. La violence des sentiments qui se font jour dans cette maudite “île aux cannibales” marque à jamais le destin des trois protagonistes et celui de leurs descendants. Révolution communiste, guerre civile espagnole, Seconde Guerre mondiale, c’est toujours du côté de la résistance, de la probité, de l’abnégation que ce parangon de vertu, mort à la fleur de l’âge, a traversé le siècle dernier. Sur fond de pression immobilière et de mafia russe, l’enquête qui s’ouvre aujourd’hui à Barcelone rebat les cartes du passé. La chance tant attendue, pour Gonzalo, d’ébranler la statue du commandeur, de connaître l’homme pour pouvoir enfin aimer le père.
L’auteur:victorVictor del Árbol est né à Barcelone en 1968. Après avoir étudié l’Histoire, il travaille dans les services de police de la communauté autonome de Catalogne.Dans la collection « Actes noirs » ont paru ses romans La Tristesse du samouraï (2012, prix du polar européen 2012 du Point et finaliste du prix polar SNCF 2013) et La Maison des chagrins (2013).

Víctor del Árbol – La tristesse du samouraï

La-tristesse-du-samouraï4ème de couv.

Mise élégante et port altier, une femme arpente les quais de la gare de Mérida au petit matin. Des passagers apeurés n’osent croire que la guerre est finie, mais Isabel fait partie de la caste des vainqueurs et n’a rien à redouter des phalangistes arrogants qui battent le pavé en ce rude hiver 1941. Elle presse la main de son plus jeune fils et écrit à l’ainé qu’elle s’apprête à abandonner, les raisons de sa fuite.

Le train pour Lisbonne partira sans elle. L’enfant rentre seul chez son père, obnubilé par le sabre qu’un homme vient de lui promettre. Il n’est encore qu’un petit garçon vulnérable attaché à sa mère. Et Isabel disparaît pour toujours.

Des années plus tard, une avocate envoie sous les verrous un inspecteur jugé coupable d’une bavure policière. Evidences et preuves s’amoncellent : la joute est trop aisée et la victoire trop belle. Maria vient d’ouvrir une effroyable boîte de pandore, libérant quatre décennies de fureur de vengeance et de haine dont elle ignore tout et qui pourtant coulent dans ses veines…

Ce que j’en pense :

« Le fil de la haine est plus tranchant que le fil de l’épée la mieux aiguisée »

Mai 1981, Barcelone : » Il y a des gens qui refusent d’être aimés, ils préfèrent qu’on les quitte. Maria était de ceux-là. C’est sans doute pourquoi elle ne voulait voir personne, même en fin de parcours, dans cette chambre d’hôpital. »
Dans cette chambre Maria, récemment opérée d’une tumeur au cerveau, se souvient, et dévide le fil de son histoire.

1941, le train pour Lisbonne partira sans Isabel, qui est enlevée, et sera torturée et assassinée peu après, par son ancien amant.

1976 Maria Bengoechea, jeune avocate se voit proposer de défendre un certain Ramoneda, victime d’une bavure policière : Elle accepte le dossier et finit par obtenir la prison à perpétuité pour le policier responsable.

Ce faisant, elle met un doigt dans un engrenage infernal. Dans cette Espagne de l’après Franco, qui fait l’apprentissage de la démocratie, les souvenirs des exactions passées et les haines sont encore tenaces. Et certains seraient tentés par un retour à l’ancien régime.
Dans cette Espagne d’après-guerre, les victimes deviennent bourreaux, au nom de la justice, ou est-ce plutôt de la vengeance?

Dans la période d’après-guerre, un assassinat dans une carrière abandonnée de la province d’Estrémadure. Cet assassinat est la colonne vertébrale du roman, et déclencheur de la tragédie vécue par trois familles, de Badajoz à Barcelone, en passant par Leningrad, avec les soldats de la Division Azul. Quarante ans après, ce crime marque encore tous ceux qui ont été en relation avec elle, et ces stigmates sont comme une malédiction qui se transmet à travers les générations. Autant de familles, autant de secrets et de malheurs et de souffrances.

Je ne vous ferai pas ici la (longue) liste de tous les protagonistes de l’histoire dont les principaux sont, en plus de Maria,son père Gabriel, son mari Lorenzo, Marcelo Alcalà précepteur d’Andres, son fils César Alcalà, Isabel Mola, épouse de Guillermo Molà, ancien franquiste et politicien ambitieux, Publio, son âme damnée, Pedro Recasens colonel des services de renseignements…

Maria découvrira au fil du roman, que l’histoire des familles Alcalà, Molà et la sienne sont  intimement liées, et elle ne peut encore se douter à quel point.

Le thème est passionnant. Une vraie tragédie grecque, une histoire complexe, avec de multiples facettes et aspects qui nous sont dévoilés, s’emboîtant les unes dans les autres comme dans un puzzle magistral. Et quand à la fin la dernière pièce trouve sa place et que l’on a une vision d’ensemble, on réalise la grande complexité de l’ensemble et la maîtrise qu’il a fallu à l’auteur pour le concevoir.

« Tu aurais du comprendre que tu ne peux comprendre l’âme des êtres humains. Dans les dossiers qui s’entassent sur ton bureau, tout est sans doute noir ou blanc. mais ici, entre nous, ce point de vue manichéen ne tient pas la route: ici, les hommes sont tous gris. Comme moi. Comme toi. »

Les personnages qui composent cette fresque sont tous d’une grande richesse, complexes dans leur diversité : ni bons, ni méchants, tantôt victimes, tantôt bourreaux, ils sont à l’image de cette Espagne de fin de XXème siècle, qui n’a pas encore trouvé son identité.

La force de l’auteur, malgré les incessants voyages entre présent et passé, le nombre important de personnages dont aucun n’est anecdotique, et les données nécessaires pour placer le roman dans son contexte historique, est de nous maintenir dans un état d’attention permanent, par une écriture aérée, précise, et un enchaînement toujours logique.

Un roman où la haine, la vengeance et le remords tiennent un grand rôle. Ce roman, autant roman noir que roman historique, est profondément ancré dans l’histoire de son pays, qui n’a pas encore tiré un trait sur son histoire récente. Car pour reconstruire un pays neuf, il a bien fallu conserver en place des tortionnaires et des partisans du régime franquiste. L’Espagne ne pourra en terminer avec cette guerre qu’avec la mort de la génération impliquée.
L’auteur fait dire à l’inspecteur César Alcalà : « Notre démocratie est comme une gamine hargneuse qui ne sait pas où cacher sa merde, alors qu’elle ne sait pas encore marcher. »

Mon père, combattant anti franquiste, était peu loquace sur cette période, et illustrait fort bien cette citation de Manuel Vázquez Montalbán, père du privé Pepe Carvalho :
“Vous avez devant vous un ancien combattant antifranquiste, et cela peut paraître incroyable, mais c’est mal vu aujourd’hui, ça provoque rougeur, honte et mauvaise conscience. La vie de cette démocratie est comme l’échelle d’un poulailler : courte et pleine de merde.”

Un roman foisonnant et ambitieux, une totale réussite !

Editions Actes Sud 2012

victor-del-arbol-790762-250-400L’auteur :

Victor del Arbol est né à Barcelone en 1968. Après des études d’histoire, il travaille dans les services de police de la communauté autonome de Catalogne.