Leonardo Padura – Vents de carême

Ce deuxième volet du cycle « Les quatre saisons », consacrées aux enquêtes du Lieutenant Mario Conde, débute sous les bourrasques des vents de carême, annonciateurs de l’infernal été cubain.
« Debout sous le porche de sa maison, Mario Conde observait les effets de cet ouragan apocalyptique : rues désertes, portes fermées, arbres abattus, le quartier paraissait dévasté par une guerre efficace et cruelle. Alors il sentit croître en lui, avivée par les bourrasques, une vague prévisible de soif et de mélancolie, et imagina que derrière les portes barricadées déferlaient des ouragans de passions aussi dévastateurs que le vent de la rue. Il percevait l’absence de toute perspective pour la nuit qui approchait et l’aridité de sa gorge comme l’œuvre d’un pouvoir supérieur capable de modeler son destin entre une soif infinie et une solitude invincible. Face au vent, fouetté par la poussière qui lui rongeait la peau, il admit sans remords marxistes qu’il devait y avoir quelque chose de maudit dans ce souffle d’Armageddon qui se déchaînait chaque printemps pour rappeler aux mortels la montée du fils d’un homme vers le plus dramatique des holocaustes, là-bas à Jérusalem. »
Mario Conde, flic désabusé, sans femme ni enfant, (il vit seul avec un poisson solitaire reclus dans son bocal), traîne son mal être et sa dépression chronique. Sa vie sociale se limite aux rencontres avec ses amis d’enfance : Carlos le Maigre (maintenant obèse et en fauteuil roulant), El Conejo (le lapin) et Andres, autour d’une table bien garnie par Joséphine, la maman de Carlos.
Sur le chemin de son travail, Mario rencontre Karina, une belle jeune femme rousse, amatrice de jazz et joueuse de saxo.   Mario tombe amoureux, selon ses propres mots, « comme un chien », et se prend à rêver d’un possible futur à deux.
Mais il est vite rappelé à la réalité quand le Major Ranguel, son patron, lui confie une affaire qui touche à de près des personnes de la haute société cubaine:
« Voilà l’histoire : une prof de lycée, vingt-quatre ans, militante de la Jeunesse communiste, célibataire. On l’a tuée, asphyxiée avec une serviette, mais avant on l’a cognée partout, on lui a cassé une côte et deux phalanges d’un doigt et deux hommes au moins l’ont violée. Apparemment ils n’ont rien volé, ni vêtements ni appareils électriques… Dans la cuvette des cabinets on a retrouvé des fibres d’un joint de marijuana. »
La victime, Lissette Nuñez Delgado, qui n’avait pas encore 25 ans, était une professeure de chimie au Lycée Préparatoire à la Vibora, un quartier populaire de La Havane.
Accompagné du sergent Palacios, Conde se rend à la Vibora, pour interroger les collègues et les élèves de la victime, dans ce même lycée où ses copains et lui avaient étudié au début des années 70. C’est pour lui l’occasion d’un retour dans le passé, au parfum doux-amer de nostalgie.

Conde est un fumeur invétéré, buveur compulsif qui frôle l’alcoolisme, vice suicidaire qu’il partage avec son ami Carlos le maigre, et auquel son destin semble inextricablement lié. Ses amis et lui sont d’un rare pessimisme devant l’évolution de la société cubaine, faisant le deuil de leurs aspirations de jeunesse déçues.
« — Ils se bousillent, dit la femme en ramassant la bouteille d’eau-de-vie. Et elle sortit promptement. Ces scènes lui serraient le cœur car elle savait que c’était la vérité : ils se suicidaient, lâchement mais résolument. À part l’amour et la fidélité, il ne restait rien de cette époque où le Flaco et le Conde passaient leurs soirées et leurs nuits dans cette même chambre à écouter de la musique à un volume surhumain tout en discutant de filles et de base-ball. »

Malgré les épisodes érotiques et culinaires, l’ironie ludique et la grivoiserie familière, l’impudence proverbiale de Mario Conde (qu’il partage avec ses copains de toujours, en particulier avec Carlos le Maigre), Vents de carême est un roman mélancolique, baigné d’un pessimisme existentiel.
En ce sens, c’est Andres, le médecin,  le sage de la bande qui formule l’autocritique du groupe, un véritable aveu d’impuissance :
« — Ne crois pas ça ! Et toi, bordel, qu’est-ce qui t’est arrivé ? Ne me raconte pas d’histoires, Carlos : tu es baisé, tu t’es fait baiser. Et moi qui marche, je suis baisé aussi : je ne suis pas devenu joueur, je suis un médecin ordinaire dans un hôpital ordinaire, je me suis marié avec une femme elle aussi ordinaire et qui travaille dans un bureau de merde où on remplit des papiers de merde avec lesquels on se torche le cul dans d’autres bureaux de merde. Et j’ai deux fils qui veulent être médecin comme moi, parce que ma mère leur a fourré dans la tête qu’un médecin c’est “quelqu’un”. »

Plus qu’un polar, c’est un roman social, un  témoignage sur Cuba « ce pays si chaud et hétérodoxe où il n’y a jamais rien eu de pur », en cette deuxième moitié de XXème siécle. Avec toujours en toile de fond  la politique,comme un personnage à part entière du roman. Mais Padura ne tombe pas dans le piège de la servilité idéologique. Il parvient, avec le personnage de Conde, à humaniser une petite partie de ce pouvoir, et à parler de l’essence d’un système sans politiser le langage. La politique comme stratégie de fiction suppose savoir doser la part visible, et celle invisible du propos, laisser entrevoir un monde auquel nous n’avons pas accès.

Le style est particulièrement agréable, avec d’amples périodes descriptives, d’une grande poésie et en contrepoint, des propos plus ordinaires, voire triviaux.
Dans ce domaine, l’auteur fait preuve d’un machisme très latin, sa façon de parler de la femme est directe et purement physique. L’érotisme est un des meilleurs remèdes aux angoisses et aux questionnements de Conde. Certains passages sont splendides et éblouissants, non seulement dans leur écriture, mais aussi dans leur étude de la solitude humaine.

Il s’agit d’un roman méditatif sur l’existence, la nostalgie et le désamour. L’histoire d’un homme qui se rêvait écrivain et que son métier de policier ne satisfait plus, toujours tenaillé par la tentation de démissionner, pour pouvoir enfin écrire, et combler ce vide.
Et une fois refermé le livre, c’est cette sensation de vide et de nostalgie qui nous étreint encore.
Un excellent roman, qui m’a vraiment emballé, et que je recommande chaudement.

Éditions Métailié, 2006

 

4ème de couv:

Vents de carêmeEn 1989, pendant les jours étranges où commencent à souffler les vents de carême qui annoncent l’infernal printemps cubain, l’inspecteur Mario Conde rencontre une éblouissante saxophoniste, amateur de jazz.

On retrouve le cadavre d’une jeune professeur de chimie qui enseignait dans le lycée dont l’inspecteur et ses amis gardent une si grande nostalgie. Mais cette jeune femme irréprochable, bien notée professionnellement et politiquement, était en possession de marijuana.

Au cours de son enquête, Mario Conde pénètre dans un monde en pleine décomposition, où règnent l’arrivisme, le trafic d’influence, les fraudes, la drogue. Il perd une partie de ses illusions mais vit une histoire d’amour et de musique dont il ne peut imaginer le dénouement.

Ce deuxième épisode des aventures de Mario Conde marque un tournant significatif dans la maîtrise du style et des intrigues de cet auteur aujourd’hui traduit et reconnu internationalement.

L’auteur:

Leonardo PADURA est né à La Havane en 1955. Diplômé de littérature hispano-américaine, il est romancier, essayiste, journaliste et auteur de scénarios pour le cinéma. Il a obtenu le Prix Café Gijón en 1997, le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Amériques Insulaires en 2002. Leonardo Padura a reçu le Prix Raymond Chandler 2009 pour l’ensemble de son œuvre. Il est l’auteur, entre autres, d’une tétralogie intitulée Les Quatre Saisons qui est publiée dans une quinzaine de pays. Ses deux derniers romans, L’homme qui aimait les chiens (2011) et surtout Hérétiques (2014) ont démontré qu’il fait partie des grands noms de la littérature mondiale.

Leonardo Padura – Passé parfait

Première incursion dans le monde de l’écrivain cubain, Leonardo Padura, avec ce Passé parfait :

Mon ressenti :

passe parfait-300x460Mario Conde, lieutenant de police, est réveillé d’un sommeil éthylique après une nuit de beuverie, un lendemain de jour de l’an. Un fonctionnaire, directeur d’entreprise auprès du ministère de l’industrie a disparu. La personne qui a déclaré sa disparition, son épouse n’est autre que Tamara, qui était avec lui au Lycée et de laquelle il était épris, mais qui choisit finalement Rafael Morin, le disparu en question.
C’est à contrecœur que Conde accepte cette enquête, qui remue en lui bien des souvenirs. Souvenirs d’une époque où tous les futurs étaient possibles, et où il se rêvait comme un autre Hemingway.

Les premiers éléments de l’enquête vont révéler que ce fonctionnaire, coutumier de voyages à l’étranger pour négocier des contrats pour le régime, avait un train de vie qui s’accordait mal avec le modèle cubain.

Ce roman a pour cadre le Cuba de la fin des années 80, à l’époque de l’effondrement du bloc communiste et nous donne la vision d’une société cubaine à un carrefour de son histoire, entre soumission aux diktats du régime, et désirs d’émancipation vers un mode de vie plus libéré. A ce sujet, la chanson « Strawberry fields » des Beatles, qui revient à plusieurs reprises dans le récit, symbolise fort bien cette envie d’évasion.  Entre corruption des politiques et des élites, le système castriste est en voie de déliquescence.

Même si certains  piliers du régime, comme les CDR (Comités de Défense de la Révolution), apparaissent  soumis aux forces de l’ordre. « … camarades, c’est un plaisir, on est à votre service, bien sûr. Mais dites-moi, lieutenant, c’est drôle que vous n’entriez pas vous asseoir, que je puisse pas vous offrir un petit café tout frais passé, hein ? » il n’en demeure pas moins que la mainmise étatique est moins présente.

Dès le premier chapitre, l’auteur nous propose une vision de son détective plutôt négative:  » Dans une pénombre épaisse, il vit son image de pénitent coupable, agenouillé devant la cuvette des toilettes, déchargeant des cascades d’un vomi ambré et amer qui semblait ne devoir jamais s’arrêter. » Nous sommes loin de l’image idéale du policier modèle, référence du système castriste et exemple pour ses concitoyens. Et pourtant, Mario Conde est un personnage magnifique et attachant, et défini comme aspirant écrivain, un cœur d’artichaut mélancolique et nostalgique, fumeur invétéré, buveur de café et de rhum.
Excellent policier, mais désenchanté de la vie et de son travail de policier. «  Dix années passées à se vautrer dans les cloaques de la société avaient fini par conditionner ses réactions et ses perspectives, par ne lui révéler que le côté le plus amer et difficile de la vie. Elles avaient même réussi à imprégner sa peau de cette odeur de pourriture dont il ne se débarrasserait plus jamais… « 

A travers l’évocation de ses souvenirs de jeunesse, de ses amis Conejo (le lapin) y el Flaco (le maigre), de Tamara et de Rafael Morin déjà Président de la Fédération des étudiants du Lycée, l’auteur nous déroule le fil d’un passé ou tout était simple et parfait. Les amis, le base-ball, les filles, pas forcément dans cet ordre.

La nostalgie est présente dans chaque scène, les souvenirs servent de prétexte pour parler de la révolution cubaine et pour la voir selon ce qu’elle allait être, ce qu’elle avait été ou ce qu’elle n’était plus. Padura a une vision critique et un regard sans complaisance, il s’attache à pointer les défauts de la société dans laquelle il vit.

Et dans sa vie d’adulte, Mario traîne un certain mal-être et des regrets. Regret de n’avoir pas été l’écrivain qu’il voulait être, de ne pas avoir eu la femme qu’il voulait. Il pense Mario, ses amis lui reprochent de trop penser. Il se pose beaucoup de questions, sur la vie en général, sur la sienne : « Qu’as-tu fait de ta vie, Mario Conde ? se demanda-t-il comme chaque jour…. » Et il cultive à l’égard du Flaco un sentiment de culpabilité. Son ami qui est maintenant cloué sur un fauteuil roulant, suite à une blessure reçue en Angola, et obèse. De cette période de jeunesse reste José, la maman du Flaco, qui aime Mario comme un fils et leur mitonne souvent de bons petits plats dont il se demande comment elle fait pour se procurer les ingrédients, dans ce pays ou l’approvisionnement est un casse-tête quotidien.

Le style est tout à fait alerte et plaisant, et aux détours de l’enquête policière, l’auteur nous titille le palais avec l’évocation de petits plats, morue à la biscayenne ou soupe polonaise aux champignons et évidemment, comme on est à Cuba nous avons droit à un cours sur la façon de fumer le cigare, qui est là-bas une institution. « Kipling disait qu’une femme n’est rien de plus qu’une femme, mais qu’un bon puro, comme on appelle les cigares en Europe, c’est autre chose. Et moi je te dis que ce type avait complètement raison, parce que si je ne m’y connais pas beaucoup en femmes, pour ça, sûr que je m’y connais. C’est la fête des plaisirs et des sens… »

Dans ce premier roman d’une série avec Mario Conde, l’écrivain Leonardo Padura présente les dessous d’une société cubaine en pleine évolution. Toutefois, le propos sous-jacent du livre n’est pas politique, exercice risqué pour un écrivain cubain. Le personnage de Mario Conde  est le miroir qui cristallise cette société cubaine. Padura nous propose, par le biais de ce roman, une vision désenchantée de la mutation de son pays.

En conclusion, un premier contact très agréable et prometteur avec l’écriture de Leonardo Padura.

Editions Métailié, 2001

4ème de couv.

La Havane. Hiver 1989. Le lieutenant Mario Conde est chargé d’enquêter sur la disparition mystérieuse du directeur d’une grande entreprise. Rafael Morin était étudiant avec lui, il était beau, brillant, et il avait épousé Tamara, le grand amour de Mario. Le flic amateur de rhum et de littérature, le représentant de la génération « cachée », celle dont la lucidité mesure cruellement les échecs des utopies, va mener une double recherche sur son passé et sur le disparu.

L’auteur:

Leonardo PADURA est né à La Havane en 1955. Diplômé de littérature hispano-américaine, il est romancier, essayiste, journaliste et auteur de scénarios pour le cinéma.

Il a obtenu le Prix Café Gijón en 1997, le Prix Hammett en 1998 et 1999 ainsi que le Prix des Amériques Insulaires en 2002. Leonardo Padura a reçu le Prix Raymond Chandler 2009 pour l’ensemble de son œuvre.

Il est l’auteur, entre autres, d’une tétralogie intitulée Les Quatre Saisons qui est publiée dans une quinzaine de pays. Ses deux derniers romans, L’homme qui aimait les chiens (2011) et surtout Hérétiques (2014) ont démontré qu’il fait partie des grands noms de la littérature mondiale.