Franck Bouysse – Plateau

Plateau de Millevaches, en Limousin.
C’est là, aux Cabanes, hameau de la commune de Toy, que vivent Virgile et Judith, un couple  de vieux paysans  en mal d’enfant. Virgile commence à perdre la vue, et  Judith, est maintenant atteinte d’Alzheimer, ses souvenirs s’effritent peu à peu, lui laissant de rares moments de lucidité.
Près de chez eux vit Georges, leur neveu, qu’ils ont élevé comme leur fils, comme l’enfant qu’ils n’ont pas eu, depuis l’accident de voiture qui a coûté la vie à ses parents, alors qu’il était âgé de 5 ans.  Il habite dans une caravane, face à la maison de ses parents décédés, dans laquelle il n’a jamais osé entrer.
Dans une ferme voisine vit l’énigmatique Karl, arrivé ici comme un vagabond, venant de nulle part. Il a acheté la maison du vieux Clovis, mort de froid pendant l’hiver. On ne sait rien de son passé, que l’on devine difficile. Ancien boxeur, il émane de lui une force, une violence contenue. Il est très mystique, et animé par un mystérieux besoin de rédemption. Pour expier quels péchés ?
Un beau jour débarque Cory, la nièce de Judith. Elle fuit « l’homme-torture », un mari violent dont elle était la victime. Virgile l’accueille avec peu d’enthousiasme et l’installe chez Georges. Son arrivée va bousculer tout leur quotidien bien ordonné, et faire remonter des choses du passé, enfouies au fond des mémoires.
En observateur attentif de tout ce monde, un inconnu, appelé le Chasseur. D’une cache à l’autre, il se poste pour observer la vie des habitants du hameau, les observant  tour à tour à travers le viseur de sa carabine. Il laisse à chaque poste de guet les reliefs de son repas du jour,  un crâne d’animal fiché sur un bâton, trophée dérisoire et mystérieux.

« Là où la mort modèle la vie jusqu’à la déraison, là où des rochers se dressent vers le ciel, desquels dévalent des ombres impénitentes et se retirent en terre sainte. Là où le vent se laisse aller à parfaire les sons pour rien d’humain. Là où de peureuses sirènes viennent et repartent, leurs voix atones disparaissant dans la canopée torturée par la brise. Où de pauvres graals emplis de sève et de sang sont attirés par un même cœur enfoui dans les tréfonds de la terre. Où l’alternance des saisons bride les espoirs de ce monde. Où la seule obsession de la fleur visitée par l’abeille est de faire face à l’hiver glacé. Là. Où la pluie ruisselle sur des tuiles d’écorce pour s’en aller rejoindre de profondes citernes. »

Le prologue, magnifiquement écrit, est  comme un beau paquet cadeau que nos doigts tremblants d’impatience brûlent de défaire. Et ces quelques lignes, en forme de blasonnement, ont piqué ma curiosité et m’ont conduit jusqu’aux armoiries de Toy-Viam, la commune du Plateau où se déroule l’histoire.

Blason3« Ici, c’est le pays des sources inatteignables, des ruisseaux et des rivières aux allures de mues sinuant entre le clair et l’obscur. Un pays d’argent à trois rochers de gueules, au chef d’azur à trois étoiles d’or.
Ici, c’est le Plateau »
.

 

Franck Bouysse nous livre ici un roman d’une force peu commune.  Dans ces contrées rudes, isolées et loin de tout, l’âpreté du milieu va de pair avec  l’âpreté des personnages. Les destins des hommes sont tracés de génération en génération. Vestiges d’une agriculture ancienne, les fermes vont en déclinant, sans enfants pour les reprendre, sans perspectives d’avenir. On perpétue les mêmes gestes ancestraux, sans passion, sans envie, par habitude, parce que l’on a toujours fait comme ça.

L’arrivée de Cory dans la caravane de Georges, et aussi dans sa vie, pour lui qui a toujours vécu seul, représente un grand chamboulement. Il va affronter ses peurs et oser pénétrer à nouveau dans la maison familiale. A son corps défendant, elle va servir de déclencheur, faisant remonter de vieilles histoires du temps de la guerre, au parfum de vengeance, de jalousie, d’envies et d’ héritages convoités. Ressurgiront aussi des secrets de famille, comme cette vieille histoire d’ancêtre guérisseur, considéré comme un sorcier et enseveli sous un cairn de pierres, le curé lui ayant refusé une sépulture chrétienne.

Sous cette apparente aridité des cœurs et des âmes, les passions sont là et ne demandent qu’à s’exprimer : Judith et Virgile, dans leur pacte d’amour fou. Cory, qui après son passé de violences subies, voit sous la rude carapace de Georges des trésors de prévenance. Karl, aux prises avec sa sourde violence, qui continue régulièrement à martyriser son sac de frappe, en marmonnant des citations des Écritures. Et le Chasseur, ombre mystérieuse toujours aux aguets.

« Le chasseur arpente le Plateau depuis le matin. Il explore d’anciennes carrières. Sur les hauteurs du cirque rocheux mué en égratignure dans le regard hautain du circaète, des buissons de genêts fabriquent une perruque ridicule dont les tiges charbonnées claquent dans le vent en essaimant une poussière de mirobolants gamètes. Le godet rouillé d’une pelleteuse gît au milieu des ronces et des orties, coquillage abandonné, témoin du passage d’une race disparue. Il s’attarde sur les murs de granit découpés en strates, sur lesquels, parfois, de délicates silhouettes fossilisées de trilobites et de fougères semblent défier l’éternité dans un rire calcifié. Du bout des doigts, il en suit les excroissances, comme si une de ses missions, et non la moindre, était de s’inscrire lui-même dans la roche. Une mission fidèle à sa démesure, tout juste digne. Avec la sensation de palper le sang figé de cette terre. »

Dès le début, l’auteur nous emprisonne dans les rets de son histoire, addictive. Il installe, par petites touches, une tension grandissante,  au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture, jusqu’au dénouement,  forcément tragique. Il laisse à notre imagination le soin de combler les blancs sur les incertitudes ou les non-dits relevant des liens de parenté et de filiation entre les acteurs de l’histoire. Les personnages, sur lesquels l’auteur porte un regard très affectueux, sont d’une psychologie très construite.  Les relations entre eux sont davantage  suggérées qu’expliquées. Ce sont tous des taiseux, des gens de la terre, peu accoutumés à parler de leurs sentiments, et encore moins  à les montrer.
« Chacun demeura toujours à distance respectable, sûrement pour ne pas avoir trop à donner, ni trop à recevoir, et en quelque manière, se préserver ainsi de sa propre imposture. Comme sa présence sur ce Plateau, ce bout du monde sur pilotis, cette nature bâclée qui dénude les sentiments. »

Franck Bouysse a un talent certain pour raconter la nature dans laquelle s’inscrit son roman, et la magnifier. C’est un contemplatif, très attentif aux choses et à la beauté qu’elles dégagent. En ce sens, ce roman est très sensuel, dans le sens où il nous  fait entendre, voir, sentir et presque toucher le décor de son histoire. L’ amour qu’il porte à  sa région transparaît de façon évidente au travers de son écriture.

C’est écrit dans une belle langue, riche, poétique et érudite sans être pédante. Professeur de biologie, il a l’art de nous décrire avec une extrême précision les paysages, les minéraux et les animaux. Ce besoin de précision, de trouver le mot ou l’expression juste, au service d’une intrigue brillamment construite,  donne à ce roman une dimension lyrique et poétique, un tempo presque incantatoire, .  Ça se déguste avec un vrai plaisir, pour le lecteur peu pressé.

Curieusement, ce roman donne une sensation d’enfermement, comme un huis-clos à ciel ouvert. Habité par les passions, vengeance, solitude, jalousie, c’est aussi un magnifique roman d’amour qui laisse présager une impression  de malheur inéluctable, comme dans une tragédie antique. C’est beau mais habité d’une sombre lumière,  d’une éclatante noirceur.
C’est fascinant, prenant et bouleversant. Un vrai coup de cœur!

Éditions La manufacture de livres (Territori, 2015)

4ème de couv:

Plateau

Un hameau du plateau de Millevaches où vivent Judith et Virgile. Le couple a élévé Georges, ce neveu dont les parents sont morts dans un accident de la route quand il avait cinq ans. Lorsqu’une jeune femme vient s’installer chez Georges; lorsque Karl, ancien boxeur tiraillé entre pulsions sexuelles et croyance en Dieu, emménage dans une maison du même village; et lorsqu’un mystérieux chasseur sans visage rôde alentour, les masques s’effritent et des coups de feu résonnent sur le Plateau.

 

 

L’auteur :

bouysse.Franck Bouysse est né en 1965. Il vit à Limoges où il est enseignant en biologie.
Il a publié à ce jour:
2013 – Vagabond (Écorce « No collection », juin 2013)
2013 – Noire porcelaine (Geste Editions, collection Geste noir, 2013)
2014 – Pur sang (Écorce « Territori », juin 2014)
2014 – Grossir le ciel (La Manufacture de livres, octobre 2014), prix Michel Lebrun 2015 et prix des lecteurs au Festival du Polar de Villeneuve-lès-Avignon.

Virginia Pésémapéo Bordeleau – L’amant du lac

Aimablement prêté par mon amie Christine, un titre qui me sort de mes lectures habituelles.
Ce court roman d’une auteure amérindienne n’est pas seulement un roman érotique, tel que le définit l’éditeur en 4ème de couverture, c’est également un magnifique roman sur la nature et les « premiers hommes », tels qu’ils se définissent, attachés à conserver leur identité et leurs façon de vivre, sur les rives du lac, en Abitibi.

Ayant échappé à une tempête, Gabriel le trappeur métis débarque sur les rives du lac Abitibi, sous les encouragements des femmes du clan, parmi lesquelles se trouve  Wabougouni.

« L’homme marchait vers elles, d’un pas encore imprégné du tumulte du lac. Zagkigan Ikwè, la vieille, se pourléchait les lèvres. son œil perçant comme celui d’une corneille happa le corps entier de l’arrivant, soupesant son charisme. Il était beau, sang mêlé en apparence avec une peau cuivrée, des cheveux noirs, des yeux bridés. »

D’une très belle écriture, elle décrit de façon très poétique les paysages et les gens de l’Abitibi. Les scènes d’amour, l’émerveillement des sens et l’embrasement des corps sont traités avec une immense pudeur, d’un plume très poétique en même temps que très suggestive.

« Son ventre brûlait d’un désir véhément depuis sa rencontre avec le métis. Il cognait dans ses veines, grimpait le long de ses jambes, palpitant dans la chair de ses cuisses pour se cramponner à son sexe comme une main de miel. »

Cette population autochtone, vit l’amour et le sexe comme quelque chose de simple, exempt de tous tabous et d’interdits. Et l’érotisme qui se dégage de ce livre nous apparaît comme tout à fait évident, naturel, loin des images parfois avilissantes que véhicule notre culture.

A travers ce roman, qui met en valeur un certain mode de vie, ou les amérindiens sont assez indépendants, l’auteure nous fait tout de même partager ses inquiétudes sur le devenir de son peuple, et sur les méfaits de l’homme blanc, de sa culture et de ses croyances.

Dans un monde qui se transforme, ce très beau roman, porté par les deux personnages lumineux que sont Gabriel le métis et Wabougouni l’Algonquine, reste résolument optimiste.

Éditions Mémoire d’encrier, 2013

4ème de couv.

L-amant-du-lac-810594-d256L’amant du lac est le premier roman érotique écrit par une auteure amérindienne du Québec.

Alors que le système dépossède les peuples des Premières Nations de leur territoire, de leur histoire, de leur mémoire et de leur intimité, célébrer le corps constitue un véritable défi. L’amant du lac bouscule les tabous et fait exploser sexe, désir et jouissance. Virginia Pésémapéo Bordeleau nous offre une histoire d’amour torride, sauvage et puissante entre Wabougouni, une Algonquine et Gabriel, un métis. Violence, colère et extase rythment cette relation tumultueuse avec pour toile de fond la nature envoûtante du lac Abitibi.

Ci-dessous une vidéo de l’auteure, qui nous parle de deux de ses  romans:

L’auteure:

AVT_Virginia-Pesemapeo-Bordeleau_2055Métisse crie, née aux Rapides-des-Cèdres, Virginia Pésémapéo Bordeleau est peintre et romancière. Bachelière en arts plastiques, elle poursuit une œuvre sensible dans laquelle famille et territoire, animaux mythiques et plantes et rochers forment un monde organique, chargé d’une énergie sans cesse renouvelée. Elle a reçu plusieurs prix pour ses toiles. Elle a publié Ourse bleue (roman, La Pleine lune, 2007), De rouge et de blanc (poésie, Mémoire d’encrier, 2012) ainsi que L’amant du lac (Mémoire d’encrier, 2013), le premier roman érotique écrit par une auteure amérindienne.