Plateau de Millevaches, en Limousin.
C’est là, aux Cabanes, hameau de la commune de Toy, que vivent Virgile et Judith, un couple de vieux paysans en mal d’enfant. Virgile commence à perdre la vue, et Judith, est maintenant atteinte d’Alzheimer, ses souvenirs s’effritent peu à peu, lui laissant de rares moments de lucidité.
Près de chez eux vit Georges, leur neveu, qu’ils ont élevé comme leur fils, comme l’enfant qu’ils n’ont pas eu, depuis l’accident de voiture qui a coûté la vie à ses parents, alors qu’il était âgé de 5 ans. Il habite dans une caravane, face à la maison de ses parents décédés, dans laquelle il n’a jamais osé entrer.
Dans une ferme voisine vit l’énigmatique Karl, arrivé ici comme un vagabond, venant de nulle part. Il a acheté la maison du vieux Clovis, mort de froid pendant l’hiver. On ne sait rien de son passé, que l’on devine difficile. Ancien boxeur, il émane de lui une force, une violence contenue. Il est très mystique, et animé par un mystérieux besoin de rédemption. Pour expier quels péchés ?
Un beau jour débarque Cory, la nièce de Judith. Elle fuit « l’homme-torture », un mari violent dont elle était la victime. Virgile l’accueille avec peu d’enthousiasme et l’installe chez Georges. Son arrivée va bousculer tout leur quotidien bien ordonné, et faire remonter des choses du passé, enfouies au fond des mémoires.
En observateur attentif de tout ce monde, un inconnu, appelé le Chasseur. D’une cache à l’autre, il se poste pour observer la vie des habitants du hameau, les observant tour à tour à travers le viseur de sa carabine. Il laisse à chaque poste de guet les reliefs de son repas du jour, un crâne d’animal fiché sur un bâton, trophée dérisoire et mystérieux.
« Là où la mort modèle la vie jusqu’à la déraison, là où des rochers se dressent vers le ciel, desquels dévalent des ombres impénitentes et se retirent en terre sainte. Là où le vent se laisse aller à parfaire les sons pour rien d’humain. Là où de peureuses sirènes viennent et repartent, leurs voix atones disparaissant dans la canopée torturée par la brise. Où de pauvres graals emplis de sève et de sang sont attirés par un même cœur enfoui dans les tréfonds de la terre. Où l’alternance des saisons bride les espoirs de ce monde. Où la seule obsession de la fleur visitée par l’abeille est de faire face à l’hiver glacé. Là. Où la pluie ruisselle sur des tuiles d’écorce pour s’en aller rejoindre de profondes citernes. »
Le prologue, magnifiquement écrit, est comme un beau paquet cadeau que nos doigts tremblants d’impatience brûlent de défaire. Et ces quelques lignes, en forme de blasonnement, ont piqué ma curiosité et m’ont conduit jusqu’aux armoiries de Toy-Viam, la commune du Plateau où se déroule l’histoire.
« Ici, c’est le pays des sources inatteignables, des ruisseaux et des rivières aux allures de mues sinuant entre le clair et l’obscur. Un pays d’argent à trois rochers de gueules, au chef d’azur à trois étoiles d’or.
Ici, c’est le Plateau ».
Franck Bouysse nous livre ici un roman d’une force peu commune. Dans ces contrées rudes, isolées et loin de tout, l’âpreté du milieu va de pair avec l’âpreté des personnages. Les destins des hommes sont tracés de génération en génération. Vestiges d’une agriculture ancienne, les fermes vont en déclinant, sans enfants pour les reprendre, sans perspectives d’avenir. On perpétue les mêmes gestes ancestraux, sans passion, sans envie, par habitude, parce que l’on a toujours fait comme ça.
L’arrivée de Cory dans la caravane de Georges, et aussi dans sa vie, pour lui qui a toujours vécu seul, représente un grand chamboulement. Il va affronter ses peurs et oser pénétrer à nouveau dans la maison familiale. A son corps défendant, elle va servir de déclencheur, faisant remonter de vieilles histoires du temps de la guerre, au parfum de vengeance, de jalousie, d’envies et d’ héritages convoités. Ressurgiront aussi des secrets de famille, comme cette vieille histoire d’ancêtre guérisseur, considéré comme un sorcier et enseveli sous un cairn de pierres, le curé lui ayant refusé une sépulture chrétienne.
Sous cette apparente aridité des cœurs et des âmes, les passions sont là et ne demandent qu’à s’exprimer : Judith et Virgile, dans leur pacte d’amour fou. Cory, qui après son passé de violences subies, voit sous la rude carapace de Georges des trésors de prévenance. Karl, aux prises avec sa sourde violence, qui continue régulièrement à martyriser son sac de frappe, en marmonnant des citations des Écritures. Et le Chasseur, ombre mystérieuse toujours aux aguets.
« Le chasseur arpente le Plateau depuis le matin. Il explore d’anciennes carrières. Sur les hauteurs du cirque rocheux mué en égratignure dans le regard hautain du circaète, des buissons de genêts fabriquent une perruque ridicule dont les tiges charbonnées claquent dans le vent en essaimant une poussière de mirobolants gamètes. Le godet rouillé d’une pelleteuse gît au milieu des ronces et des orties, coquillage abandonné, témoin du passage d’une race disparue. Il s’attarde sur les murs de granit découpés en strates, sur lesquels, parfois, de délicates silhouettes fossilisées de trilobites et de fougères semblent défier l’éternité dans un rire calcifié. Du bout des doigts, il en suit les excroissances, comme si une de ses missions, et non la moindre, était de s’inscrire lui-même dans la roche. Une mission fidèle à sa démesure, tout juste digne. Avec la sensation de palper le sang figé de cette terre. »
Dès le début, l’auteur nous emprisonne dans les rets de son histoire, addictive. Il installe, par petites touches, une tension grandissante, au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture, jusqu’au dénouement, forcément tragique. Il laisse à notre imagination le soin de combler les blancs sur les incertitudes ou les non-dits relevant des liens de parenté et de filiation entre les acteurs de l’histoire. Les personnages, sur lesquels l’auteur porte un regard très affectueux, sont d’une psychologie très construite. Les relations entre eux sont davantage suggérées qu’expliquées. Ce sont tous des taiseux, des gens de la terre, peu accoutumés à parler de leurs sentiments, et encore moins à les montrer.
« Chacun demeura toujours à distance respectable, sûrement pour ne pas avoir trop à donner, ni trop à recevoir, et en quelque manière, se préserver ainsi de sa propre imposture. Comme sa présence sur ce Plateau, ce bout du monde sur pilotis, cette nature bâclée qui dénude les sentiments. »
Franck Bouysse a un talent certain pour raconter la nature dans laquelle s’inscrit son roman, et la magnifier. C’est un contemplatif, très attentif aux choses et à la beauté qu’elles dégagent. En ce sens, ce roman est très sensuel, dans le sens où il nous fait entendre, voir, sentir et presque toucher le décor de son histoire. L’ amour qu’il porte à sa région transparaît de façon évidente au travers de son écriture.
C’est écrit dans une belle langue, riche, poétique et érudite sans être pédante. Professeur de biologie, il a l’art de nous décrire avec une extrême précision les paysages, les minéraux et les animaux. Ce besoin de précision, de trouver le mot ou l’expression juste, au service d’une intrigue brillamment construite, donne à ce roman une dimension lyrique et poétique, un tempo presque incantatoire, . Ça se déguste avec un vrai plaisir, pour le lecteur peu pressé.
Curieusement, ce roman donne une sensation d’enfermement, comme un huis-clos à ciel ouvert. Habité par les passions, vengeance, solitude, jalousie, c’est aussi un magnifique roman d’amour qui laisse présager une impression de malheur inéluctable, comme dans une tragédie antique. C’est beau mais habité d’une sombre lumière, d’une éclatante noirceur.
C’est fascinant, prenant et bouleversant. Un vrai coup de cœur!
Éditions La manufacture de livres (Territori, 2015)
4ème de couv:
Un hameau du plateau de Millevaches où vivent Judith et Virgile. Le couple a élévé Georges, ce neveu dont les parents sont morts dans un accident de la route quand il avait cinq ans. Lorsqu’une jeune femme vient s’installer chez Georges; lorsque Karl, ancien boxeur tiraillé entre pulsions sexuelles et croyance en Dieu, emménage dans une maison du même village; et lorsqu’un mystérieux chasseur sans visage rôde alentour, les masques s’effritent et des coups de feu résonnent sur le Plateau.
L’auteur :
Franck Bouysse est né en 1965. Il vit à Limoges où il est enseignant en biologie.
Il a publié à ce jour:
2013 – Vagabond (Écorce « No collection », juin 2013)
2013 – Noire porcelaine (Geste Editions, collection Geste noir, 2013)
2014 – Pur sang (Écorce « Territori », juin 2014)
2014 – Grossir le ciel (La Manufacture de livres, octobre 2014), prix Michel Lebrun 2015 et prix des lecteurs au Festival du Polar de Villeneuve-lès-Avignon.
Pas étonnant que ce roman et cet auteur te plaise tant, te connaissant.
Je lui prendrai à QDP
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Prends le temps de la rencontre également. Franck est un auteur quelque peu taiseux, et n’aime pas les mots inutiles, mais quand on se comprend l’instant est beau et laisse une magnifique impression, qui se transforme en doux souvenir d’un moment privilégié partagé : le goût de l’amour
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Je l’ai déjà rencontré l’an dernier et j’ai aimé sa réserve et sa sincérité.
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Nous l’avons rencontré plusieurs fois, toujours avec le même bonheur. C’est un plaisir d’échanger avec lui… 🙂
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salut Vincent ! ben dis dont ! qu’elle belle chronique ! quand tu aimes tu n’as pas besoin de le dire, te lire suffit à comprendre aisément combien ce bouquin t’a emballé ! Apres » grossir le ciel », j’attendais celui ci avec impatience, et l’attente ne fut pas inutile ! Une sublime écriture pour un texte magnifique ! que demander de plus? Un autre roman de Franck bien sûr ! 🙂
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je vais de ce pas lire ta chronique Bruno….. Je pense que tu as également été touché par la plume magique de Franck Bouysse.
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Il faut que je me procure ses précédents, Vagabond, Noire porcelaine, et Pur-sang dont la suite est en cours d’écriture apparemment.
La source est loin d’être tarie…
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j’avais beaucoup aimé Grossir le ciel…. et celui ci fait déjà partie de ma PAL, tu me donnes encore plus envie de le lire ! 🙂 merci
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Une chronique sublime ! Je veux ce livre 😊
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Il est à Lyon, David! 🙂
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Oui j’ai vu 🙂
Cooool
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Je suis en train de lire Grossir le ciel et je compte prendre Plateau à QdP 🙂
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Une bonne idée… Tu ne seras pas déçue… 🙂
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J’ai lu Grossir le ciel très récemment et j’avoue que je suis restée sur ma faim (fin). C’est vrai que l’écriture est très belle et que beaucoup de poésie s’en dégage. Pour autant il m’a manqué quelque chose, peut être un peu plus de développement. Ca ne m’empêchera pas de lire celui là dont tu parles avec tellement de cœur 🙂
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C’est vrai, une écriture très belle qu’il faut prendre le temps de lire, presque à voix haute pour en apprécier le rythme et la musicalité… Et concernant la fin, ça laisse le champ libre à ton imaginaire… 😉
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c’est aussi ce que je me suis dit mais ça m’a procuré de la frustration 🙂
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Pas encore lu son dernier… honte à moi !
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Il n’y a pas de quoi avoir honte, ma belette. On ne peut pas tout lire, ça fait bien longtemps que j’en ai pris mon parti. Il faut faire des choix. Je ne suis pas du genre à me jeter sur tout ce qui paraît. 🙂
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sur ma table de chevet, dans mon sac, en rando…il me suit depuis 10 jours et je prends mon temps. Je le savoure. Pas envie d’aller trop vite…une conversation avec Virgile ça se mature… Votre chronique donne l’envie de poursuivre cette montée progressive, vers tout là-haut sur le plateau
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Et ce voyage est magique… N’hésitez pas…
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Ben, dis donc, mon ami, tu en rallies des suffrages avec cette très complète chronique d’un roman que je lirai à coup sûr en son temps. J’ai aimé « Grossir le ciel » et je comprends bien la remarque de Nathalie. Amitiés et bon QDP.
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Bonjour mon ami Jean,
J’avais moi aussi beaucoup aimé « Grossir le ciel », et pour ce roman, pour moi encore meilleur, je dirais que l’auteur s’est davantage « lâché », qu’il a laissé la bride sur le cou à son imagination, et à sa nature plutôt contemplative.
Une totale réussite à mon sens.
Amitiés
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L’histoire est originale et intrigante ! Merci pour la découverte.
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C’est un plaisir… 🙂
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