Richard Wagamese – Jeu blanc

Fortement inspiré de l’histoire même de l’auteur, ce roman raconte l’histoire de Saul Cheval Indien, jeune indien Ojibwé.
Son enfance est déjà oblitérée par le système avant même qu’il intègre le pensionnat indien de St Jérôme en 1961, à l’âge de 8 ans. Ses parents sont des « survivants » de ces pensionnats.
« Ce spectre se voyait chez d’autres adultes, mon père, ma tante et mon oncle. Mais c’est chez ma mère que sa présence nous effrayait le plus.
– « Le pensionnat, chuchotait-elle dans ces moments-là. Le pensionnat. » »
Sa mère s’était à ce point repliée sur elle-même que, « pour le monde extérieur, elle cessait parfois d’exister. »

Une fille, Rachel, leur ayant déjà été enlevée pour  un de ces pensionnats, les parents emmènent Saul et son frère ainé Benjamin dans la forêt, vers le « lac de Dieu », pour vivre de la terre avec un oncle et leur grand-mère.

« Keewatin. C’est le nom du vent du nord. Les Anciens lui donnaient un nom parce qu’ils voyaient en lui un être vivant, une créature comme les autres. Le Keewatin prend naissance à la lisière des terres sans arbres et serre le monde entre ses doigts cruels, nés dans le sein glacé du pôle Nord. Le monde ralentit peu à peu son rythme afin que les ours et les autres créatures qui hibernent remarquent l’inexorable progression du temps. Cette année-là, cependant, le froid est descendu rapidement, à la façon d’une gifle, soudaine et vengeresse. »

En dépit de toutes leurs précautions, Benjamin finit par être enlevé et conduit au pensionnat. Quelques années plus tard, il s’en échappe pour venir retrouver les siens mais, malade de la tuberculose, il meurt peu de temps après.
Saul, se retrouve seul dans les bois avec sa grand-mère, après le départ de ses parents, pour une brève parenthèse de bonheur, qui prendra fin lorsque la vieille femme meurt de froid.  Livré à lui-même, Saul est envoyé à St Jérôme.

« … Là, à l’abri, ma grand-mère aurait trouvé un moyen de me garder près d’elle.  À la place, elle était partie. Morte de froid pour me sauver. Et je suis à mon tour parti à la dérive sur une nouvelle et étrange rivière. »

Saint-Jérôme était une institution religieuse dédiée non pas à aider les enfants, mais à les formater  en s’efforçant de couper tous les liens les rattachant encore à leur indianité, et les convertir à la langue et à la religion des «Zhaunagush», les hommes blancs. Il leur était interdit de parler leur langue, sous peine de sévères punitions. Les élèves en ressortaient brisés, certains acculés au suicide.
Dans cet enfer, l’espoir viendra pour Saul par la personne du père Leboutilier, un jeune prêtre qui entraîne l’équipe de hockey. Saul va révéler des possibilités étonnantes pour ce sport, une technique de patinage hors du commun, et une vision instinctive du jeu, quasiment surnaturelle. Son obstination et sa volonté de progresser pour maîtriser son art peuvent lui laisser espérer l’accès aux ligues majeures.
Il sera bien vite confronté au racisme, aux insultes, et au refus des blancs de laisser les indiens s’approprier ce qu’ils considèrent comme LEUR sport. Il finira par abandonner le hockey, qui était devenu sa raison de vivre, pour partir dans une longue errance à travers le pays.

La prose de Wagamese, d’une grande force d’évocation, nous plonge dans la culture amérindienne et les paysages glacés du Nord, où l’homme est en relation étroite avec la nature. Des bancs du pensionnat jusque sur la glace des patinoires, il nous fait ressentir avec force les humiliations subies par Saul, et au-delà par les Indiens en général.

Richard Wagamese  a beaucoup écrit sur l’impact terrible qu’ont eu ces écoles sur leurs anciens élèves,  la douleur et les blessures endurées par les victimes,  qu’elles transmettent souvent à leurs propres enfants. Les parents de l’auteur ont eux-mêmes survécu au système scolaire du pensionnat, mais en sont sortis tellement abîmés par les abus dont ils ont été témoins et qu’ils ont subis, qu’ils n’ont pas été capables d’élever eux-mêmes leur fils.
Les dommages causés par ces pensionnats aux jeunes indiens qui les ont fréquentés, et qui y ont survécu, sont absolument terrifiants. Dans la bouche de Saul, ils représentaient « l’enfer sur terre ». Ils sont la résultante d’un système qui avait pour but de gommer toute leur identité indienne.

Dans ce roman, sombre et émouvant, à mi-chemin entre récit initiatique et chronique sociale, Richard Wagamese s’attaque de front à cet héritage, faisant revivre de manière très réaliste, et en même temps empreinte d’une grande sensibilité, un pensionnat indien d’une nature difficilement imaginable dans la deuxième moitié du XXème siècle.
Peuplé de personnages forts et vrais, c’est également un implacable réquisitoire sur un racisme institutionnalisé, à une époque pas si lointaine, mais aussi, selon les propres mots de l’auteur, un roman sur « la rédemption, la guérison et l’espoir ». Dans le même temps, c’est une célébration enthousiaste du sport national canadien.
Un excellent moment de lecture, je recommande chaudement…

Éditions ZOÉ, septembre 2017

Éditions XYZ, sous le titre « Cheval Indien », 2017

4ème de couv:
Voici l’histoire de Saul Indian Horse, un jeune Ojibwé qui a grandi en symbiose avec la nature, au cœur du Canada. Lorsqu’à huit ans il se retrouve séparé de sa famille, le garçon est placé dans un internat par des Blancs. Dans cet enfer voué à arracher aux enfants toute leur indianité, Saul trouve son salut dans le hockey sur glace. Joueur surdoué, il entame une carrière parmi les meilleurs du pays. Mais c’est sans compter le racisme qui règne dans le Canada des 70’s, jusque sur la patinoire. On retrouve dans Jeu blanc toute la force de Richard Wagamese : puisant dans le nature writing et sublimant le sport national canadien, il raconte l’identité indienne dans toute sa complexité, riche de légendes, mais profondément meurtrie.

L’auteur:
Richard Wagamese (1955-2017) est l’un des principaux écrivains indigènes canadiens. Appartenant à la Nation des Ojibwés, originaires du nord-ouest de l’Ontario, il est devenu en 1991 le premier lauréat amérindien d’un prix de journalisme national et a été régulièrement récompensé pour ses travaux journalistiques et littéraires. Après Les Étoiles s’éteignent à l’aube, Jeu blanc (paru au Canada en 2012) est son deuxième roman traduit en français, et est fortement inspiré de sa propre histoire.

Victor Del Árbol – Par delà la pluie

A Tarifa, Miguel et Helena vivent dans une résidence pour personnes âgées. Miguel est veuf depuis de longues années et se trouve confronté aux prémices de la maladie d’Alzheimer. Helena se remémore son passé, de son enfance à Tanger jusqu’à son adolescence dans un collège britannique. Le suicide de Marquès, un autre résident ami d’Helena, et le règlement de sa succession, vont contribuer à rapprocher les deux vieux.
Abdul (qui fut l’ordonnance d’Enrique, le père d’Helena, durant la campagne du Rif), s’est installé à Malmö, en Suède. En remboursement d’une dette, il a prostitué sa fille Fatima au profit de Sture, qui est à la tête d’un réseau de sexe et de drogues, dans lequel se trouve prise Yasmina, sa petite-fille.

De ce roman on pourrait dire qu’il comporte deux romans en un. D’une part, l’histoire d’Helena et de Miguel, qui aborde le problème du vieillissement de notre société actuelle. De l’autre, une histoire complètement différente, celle de Yasmina, dans un style plus sombre, sorte de clin d’œil au roman noir nordique, Helena étant le trait d’union entre les deux. Il y a même un air de road movie, dans le périple de Miguel et d’Helena en direction de Malmö.

La mère de Miguel a du se prostituer pour subvenir à leurs besoins, en raison de l’absence du père, combattant antifranquiste et prisonnier politique réquisitionné pour la construction du Valle de los Caídos. Une fois adulte, Miguel, personnage logique et ordonné, a mené une vie bien réglée dont la seule fantaisie a été une histoire d’amour avec Carmen, le temps d’un weekend. Elle lui a envoyé ensuite des lettres qu’il a conservées, mais auxquelles il n’a jamais osé répondre.
Helena, d’un caractère beaucoup plus fantaisiste, après une enfance heureuse à Tanger, a vu son monde basculer en peu de temps. Son père, officier du 4ème tabor(1) l’a abandonnée pour partir avec Abdul, son ordonnance marocain, elle a vu sa mère se suicider sous ses yeux. Malgré tout elle prend la vie à bras le corps, non sans une certaine ironie :
« — Comment se passe ta nouvelle vie dans les limbes ? demanda-t-elle distraitement.
Elle semblait avoir l’esprit un peu partout, mais nulle part en particulier.
— Les limbes ?
Pendant deux secondes, Helena le regarda fixement, puis un demi-sourire se fraya un chemin entre ses lèvres. L’effarement de Miguel l’amusait.
— Oui, les limbes. Ce monde entre les vivants et les morts. Car ce lieu est exactement cela, au cas où tu ne t’en serais pas aperçu, même si on l’appelle la résidence Paraíso. La résidence Paradis ! Une période d’attente
. »

Selon la présentation de l’éditeur « vivre est le plus beau des voyages », c’est à cela que s’attachent Miguel et Helena. Ce roman nous parle aussi d’un autre voyage, celui que nous commençons tous, depuis la naissance, vers notre mort. Et si Miguel et Helena se savent proches de la fin de la route, le périple que ces deux vieux décident d’entreprendre n’est pas une fuite.  Ils ont encore un but, encore quelque chose à accomplir avant de quitter la scène.

Comme toujours dans ses romans, par petites touches de rappel historique, l’auteur exorcise les démons du passé récent de l’Espagne, l’intervention des troupes maures engagées au côté de Franco pour prendre le pouvoir, et le chapitre où il nous parle du travail forcé des prisonniers pour construire le Valle de los Caídos, monument à la gloire des victimes franquistes de la guerre civile.

« Il avait honte de reconnaître qu’il se rappelait à peine le visage de ces garçons qu’il avait tués, …on refusa de le démobiliser et on l’obligea à se transférer avec un détachement sur le chantier de Cuelgamuros, pour surveiller les prisonniers qui travaillaient à la vallée de los Caídos. Ces prisonniers lui faisaient peine. La guerre était finie et il fallait vivre, les vainqueurs avaient obtenu ce qu’ils voulaient, la victoire. Alors, pourquoi ce matraquage impitoyable ? Voulaient-ils effacer leurs ennemis de la surface de la terre ? Mais s’ils les exterminaient tous, devant qui pourraient-ils se vanter d’être les vainqueurs ? Contre qui déverser leur haine ? La logique de la victoire est l’ébriété. Deux ans après, ils étaient encore ivres de gloire, d’hymnes, de ces instants qui leur avaient concédé l’immortalité. Ils voulaient prolonger leur heure et avoir leur place dans l’Histoire. »

Avec le temps qui joue contre lui, sur le chemin de l’oubli de sa mémoire et de ses souvenirs, la rencontre de Miguel avec Helena va le réveiller, lui faire changer sa façon d’être et le conduire à enfin prendre des risques, pour ceux qu’il aime.

La vie, la mort, la maladie, l’abandon, le désamour, l’homosexualité, les violences faites aux femmes, autant de thèmes qu’aborde l’auteur dans ce roman. A tout cela, Victor Del Arbol ajoute, sans tomber dans la sensiblerie ou les clichés, une belle histoire d’amour, à l’urgence soulignée par le peu de temps qu’il reste à Miguel et Helena pour en profiter.
Avec cette histoire sur le destin de deux personnes au crépuscule de leur vie, portées par le désir commun de solder tous leurs comptes, Victor Del Arbol nous livre encore une fois un grand roman. Des plages brûlantes de Tarifa, de Séville et les rives ensoleillées du Guadalquivir, jusqu’aux brumes de Malmö, nous sommes compagnons de Miguel et Helena dans leur dernier voyage. Et malgré le sujet grave du livre, ce roman riche en émotions reste optimiste et plein de vitalité.  C’est un appel à profiter de la vie, et comme la vie est un voyage que nous devons tous faire, au moins vivons-la intensément.
Je recommande chaudement.

Éditions Actes Sud, Janvier 2019

  1. tabor : bataillon de soldats marocains.

 

4ème de couv :

Les murailles de Tarifa abritent la dernière résidence de deux septuagénaires que rien ne destinait à se rencontrer. Ancien directeur d’une succursale de banque, Miguel est aussi mesuré et prévisible qu’Helena est impulsive et extravagante. La dis­parition tragique d’un pensionnaire les décide à solder leurs comptes avec la vie : ils se lancent sur les routes au volant d’une flamboyante Datsun de 1967 ; cap sur Barcelone, Madrid et Malmö.
Miguel veut sauver sa fille des griffes d’un pervers narcis­sique et retrouver un troublant amour de jeunesse.
Helena aimerait revoir son fils, installé à Malmö. Elle a connu, elle aussi, une passion dévorante mais son existence est un champ de ruines depuis la disparition de son père à Tanger lorsqu’elle était enfant : le suicide de sa mère, un mariage sans amour, la mort de tous ceux qui lui sont chers.
Chacun sera le miroir de l’autre dans sa quête de vérité pour pouvoir refermer les blessures traumatisantes de l’en­fance et trouver enfin la paix de l’âme.
Avec le talent qu’on lui connaît, Víctor del Árbol fait con­verger ces histoires vers un dénouement criant de vérité et d’émotion. Et si, au cours de ce saisissant road movie, on traverse les contrées arides de la maladie, de la prostitution ou du grand âge, on en sort convaincu que vivre est le plus beau des voyages.

L’auteur :

Victor del Árbol est né à Barcelone en 1968. Après avoir étudié l’Histoire, il travaille dans les services de police de la communauté autonome de Catalogne.Dans la collection « Actes noirs » ont paru ses romans La Tristesse du samouraï (2012, prix du polar européen 2012 du Point et finaliste du prix polar SNCF 2013) et La Maison des chagrins (2013),  Toutes les vagues de l’océan, 2015 (Grand prix de littérature policière2015 et prix SNCF du polar2018),  La veille de presque tout (Prix Nadal 2015).

Christophe Molmy – Quelque part entre le bien et le mal

Nous retrouvons dans ce roman le Commissaire Renan Pessac, qui a quitté la PJ à la suite d’une affaire douloureuse, qui s’est soldée par la mort de son indicatrice Tania (cf « Les loups blessés »). Il est maintenant le patron d’un commissariat de quartier à Levallois, et reprend peu à peu ses marques avec la vie.
Il y a là Coline, une jeune gardienne de la paix qui brûle de faire ses preuves, et d’intégrer la prestigieuse Police Judiciaire. Appelée pour faire les premières constatations sur les lieux d’un suicide présumé, certains détails attirent son attention. La scène du crime et le profil de la « suicidée » sont étrangement similaires à d’autres suicides qu’elle a eu à constater. Même type de jeunes femmes, minces et blondes, mortes par pendaison, habillées d’une fine robe blanche, et les cheveux tressés de la même façon. Coline y voit là les indices de meurtres maquillés en suicides, l’œuvre d’un tueur en série. Elle s’en ouvre à son patron, le Commissaire Pessac. Quelque peu réticent au départ, Pessac, devant la ténacité de la jeune femme, et les indices concordants qu’elle lui soumet,  l’autorise à creuser un peu plus cette affaire.
Appuyée par Pessac, Coline trouvera de l’aide auprès de Sophie, analyste criminelle au SALVAC, pour le fastidieux travail de recherches nécessaires pour étayer son dossier.

Parallèlement à cela, nous découvrons le quotidien de Philippe Lelouedec, ancien adjoint de Pessac à la P.J, entre une prise d’otage, et une enquête visant à prendre en flag une bande de manouches, spécialistes du braquage de guichets automatiques de banque.
Et pendant ce temps, dans l’ombre, le meurtrier tient en laisse son chien noir, dans l’attente de sa prochaine victime.

« Le vol, c’est un métier comme un autre. Franck Schmidt en vivait depuis qu’il était enfant. Depuis que son père lui avait expliqué qu’en dehors des siens prendre ce qu’il désirait n’était pas du vol mais un mode de vie. Celui de gens qui avaient refusé le choix facile d’un appartement de banlieue et d’un petit boulot. Celui de ses oncles, de ses cousins… Il avait vite compris que, pour durer, le secret était de se gaver sans être trop regardant, ramasser tout ce qui était possible sans devenir trop gourmand. L’intérêt majeur de cette vie était la liberté. Ce qu’il devait préserver avant tout. »

Christophe Molmy, chef de la BRI, est tout à fait à son aise pour nous décrire un milieu qu’il connaît bien. Le roman est très réaliste, sans sombrer dans la surenchère de violence ou de sang. Les procédures d’enquête sont très bien décrites, ainsi que le travail bien souvent ingrat et répétitif de recueil et de recoupement des informations, qui constitue le socle de toute enquête.

Au travers des querelles de territoire qui peuvent exister entre les différents services de police, Coline, simple fliquette d’un commissariat de quartier, éprouve la crainte d’être dessaisie de son enquête, au profit de la grosse machine que représente la PJ.

Tous les personnages, aussi bien les «  bons » que les « méchants », sont très fouillés et traités avec beaucoup de soin et d’humanité. Certains d’entre eux nous sont diablement attachants.
La narration, très rythmée, alterne les points de vue des différents protagonistes, policiers, braqueurs et manouches. L’auteur nous fait partager les états d’âme du tueur, qui n’en peut plus de maîtriser son chien noir… L’écriture est fluide et précise, émaillée de nombre de termes du jargon policier, et ponctuée d’expressions en langue manouche, qui apportent à cette histoire un supplément d’authenticité.
C’est aussi un constat sur le machisme et la misogynie qui existent encore dans certains milieux essentiellement masculins, la difficulté pour une femme de s’y faire une place et d’être reconnue à sa juste valeur.

L’ensemble donne un roman tout à fait percutant, au suspense constant, qu’on a du mal à lâcher avant d’en avoir tourné la dernière page.
Une très belle découverte que ce roman. Je recommande!

Éditions La Martinière, 2008

4ème de couv :

Coline a toujours rêvé d’intégrer la P.J. Mais elle n’a ni l’allure ni l’audace qu’on prête aux grands flics parisiens. Et puis… c’est une femme. Elle végète dans son commissariat de banlieue, jusqu’au jour où le suicide d’une jeune femme la met sur la piste d’un tueur en série.

De son côté, Philippe, vieux routier du 36 quai des Orfèvres, se débat avec une prise d’otages et des braqueurs manouches qu’il rêve de saisir en flagrant délit. Se peut-il que ces affaires soient liées ? Et jusqu’où chacun ira-t-il pour sauver sa peu. Ou risquer la sienne ?

Dans les rues de Paris se croisent flics, avocats, voyous et victimes. Au milieu de tout ce monde, le chien noir veille. Celui qui patiente, tapi en chacun de nous. Le maître de nos pulsions. Et qui n’attend qu’un bruit infime, un geste, pour se réveiller et nous emporter dans sa furie.

L’auteur:
Christophe Molmy est chef de la BRI de Paris (Brigade de recherche et d’intervention, dite aussi Brigade antigang), service spécialisé dans la lutte contre le grand banditisme. Il a connu les enquêtes de terrain, les filatures, les planques avec les montées d’adrénaline et les arrestations en flagrant délit. Il a également vécu de l’intérieur, les pages sombres de l’actualité de ces dernières années : les attentats contre Charlie Hebdo, contre l’Hypercacher et la tuerie du Bataclan.
Après « Les loups blessés », « Quelque part entre le bien et le mal » est son deuxième roman.

Craig Johnson – Tous les démons sont ici

Dans le cadre d’une mission inter juridictionnelle, Walt et son adjoint Sancho « le Basque » Saizarbitoria sont en charge d’un groupe de prisonniers, qu’ils doivent transférer au FBI. L’un d’entre eux, Raynaud Shade, indien Crow canadien, est un dangereux psychopathe. Lors de son arrestation il avait confié à la psychologue du FBI avoir assassiné un jeune indien, Owen White Buffalo, et l’avoir enterré dans la région sauvage des Cloud Peak Wilderness. Peu de temps après le transfert, l’inévitable se produit: les prisonniers s’évadent, après avoir blessé l’officier du FBI, et pris 3 policiers en otage. Walt confie le blessé à la garde de son adjoint Sancho et seul, avec pour tout soutien un exemplaire de « La divine comédie » de Dante, il se lance à leurs trousses dans les montagnes, au beau milieu d’une tempête de neige.

Alors qu’il progresse dans sa poursuite, que les premiers effets de la fatigue et de l’hypothermie se font sentir, la frontière entre le rêve et la réalité devient de plus en plus floue.
Il entend les voix des esprits indiens qui le guident, à travers le blizzard glacé. Virgil White Buffalo, un « Foutrement Balèze d’Indien » que nous avions rencontré lors d’un roman précédent, l’accompagne dans cette périlleuse expédition. Il disparaît, et réapparaît au moment opportun où Walter en a le plus besoin, quand son état d’épuisement est tel qu’il pourrait s’abandonner à la mort glacée qui l’entoure, lui donnant l’élan nécessaire pour continuer sa chasse.

En équilibre à la frontière de deux mondes, perdu dans un endroit où « L’enfer est vide, tous les démons sont ici  (Shakespeare, La tempête) », quelle est la part du rêve et de l’imagination dans tout ce qui lui arrive ?

 « …je me rappelai la dernière fois que j’étais monté aussi haut et le fait que les choses n’avaient pas bien tourné, et que, en plein blizzard, j’avais dû ramener sur mon dos deux hommes depuis Lost Twin Lakes. Cela avait été difficile, mais ce n’était pas ce souvenir qui m’immobilisait pour le moment.
Dans ces circonstances, qui dataient de plusieurs mois, j’avais vu et entendu des choses, des choses que je n’avais jamais vues ni entendues auparavant et qui continuaient à me hanter. »

Librement inspiré par l’Enfer de Dante, cette randonnée solitaire à travers les montagnes des Big Horns balance entre le récit de survie et l’introspection existentielle de Walt. Johnson nous offre ici un conte magistral sur le combat inégal d’un homme poussé par sa quête de justice. Face à son ennemi, face à la rigueur de la nature, en proie avec ses propres démons, il ne faiblit pas, guidé par les voix intérieures.
Certes, certains pourront m’objecter que par certains côtés, ce roman manque de crédibilité, mais là n’est pas le plus important. Le mysticisme de Walt, très marqué par la culture indienne, sa capacité d’entendre les voix d’esprits indiens morts depuis longtemps sont partie intégrante de son personnage, et ce depuis « Little bird », le premier roman impliquant Walt Longmire. Et Craig Johnson est un maître conteur, qui réussit comme personne à nous transporter dans ces contrées sauvages et inhospitalières de l’Ouest américain.

Walt Longmire, privé de ses habituels soutiens, porte à bout de bras ce formidable récit, et moi, inconditionnel de Craig Johnson et de son héros, j’adore !
Je ne peux faire mieux que de vous le recommander, et vous souhaiter de prendre autant de plaisir que moi à sa lecture.

Éditions Gallmeister, 2015

 

Éditions Gallmeister, 2015

4ème de couv:

Indien Crow d’adoption, Raynaud Shade est considéré comme le plus dangereux sociopathe des États-Unis et représente le cauchemar de tout policier. Finalement interpellé, il avoue avoir enterré un cadavre au beau milieu des Bighorn Mountains, dans le Wyoming, et c’est à Walt Longmire que revient la tâche d’escorter Shade, en plein blizzard, jusqu’au corps. Mais le shérif sous-estime peut-être les dangers d’une telle expédition. Car pour tenter de rétablir la justice, il va devoir braver l’enfer glacial des montagnes et tromper la mort avec, pour seul soutien, un vieil exemplaire de La Divine Comédie de Dante.
Dans ce nouveau volet des aventures de Walt Longmire, Craig Johnson transforme le lumineux décor des Hautes Plaines en un inquiétant théâtre des ombres, dans un polar sous très haute tension. Le gang s’adjoint également les services d’un jeune dandy ambitieux et désargenté, attiré par la promesse d’une rétribution alléchante. Peu d’entre eux survivront à la sanglante confrontation dans les badlands de Catacumbas. Un western impitoyable qui balaie tout sur son passage, comme un film de Tarantino au volume poussé à fond.

L’auteur :

Craig Johnson, né le 1er février 1961, est un écrivain américain, auteur de romans policiers, connu pour sa série de romans et de nouvelles consacrés au shérif Walt Longmire.
Avant d’être écrivain, il exerce différents métiers tels que policier à New York, professeur d’université, cow-boy, charpentier, pêcheur professionnel, ainsi que conducteur de camion et il a aussi ramassé des fraises. Tous ces métiers lui ont permis de financer ses déplacements à travers les États Unis, notamment dans les États de l’Ouest jusqu’à s’installer dans le Wyoming où il vit actuellement. Toutes ces expériences professionnelles lui ont servi d’inspiration pour écrire ses livres et donner ensuite une certaine crédibilité à ses personnages.

 

Estelle Tharreau – Mon ombre assassine

Nadège Solignac est incarcérée sous l’inculpation d’homicide sur la personne de Jérôme Bianchi, un policier qui aurait tenté de la violer. Depuis sa cellule où elle attend son procès, elle raconte son histoire.

Fille de deux artistes céramistes, un peu bohèmes, la petite Nadège grandit sans amour, entre un père indifférent et une mère à moitié folle. La bastide familiale est pour elle une sorte de prison, et sa chambre au 2ème étage son seul refuge. Déjà peu socialisée, son entrée à l’école maternelle et le contact soudain avec le monde bruyant de l’enfance lui vaut des moments de panique.

« Puis il y eut ce cri. Strident et prolongé. Un seul cri qui fit taire tous les autres. Dans un état second, j’ouvris les yeux. Le tourbillon s’était arrêté. Seul le cri survivait, aigu, infini. Le monde s’était figé. Il ne restait plus que des corps immobiles et des yeux fixés sur moi.
   Je compris lorsque la maîtresse affolée m’entraîna avec elle et que le silence revint. Ce cri provenait de ma bouche. Les enfants s’écartèrent sur notre passage, l’incompréhension et la peur imprimées sur leurs visages. »

Dès lors pour Nadège commence l’apprentissage de la manipulation. La naissance d’une petite sœur, lourdement handicapée, qu’elle surnomme « le monstre », viendra encore assombrir le tableau familial.

J’ai bien aimé la construction du roman, entrecoupé d’articles de journaux et extraits de PV d’audition. Il n’y a pas d’enquête à proprement parler. C’est Nadège qui nous raconte son parcours, l’inéluctable métamorphose qui la conduira, d’enfant insignifiante et apeurée, à devenir une tueuse froide et calculatrice, cachée à la perfection sous le masque de l’institutrice compétente et attentionnée.

« Vous n’imaginez pas ce qui peut se passer dans une salle de classe lorsque vous avez tourné les talons et que la porte de l’école se referme sur vos enfants, seuls pendant des heures avec l’adulte en qui la société vous a dit de faire confiance.
Lorsque le calme était total, lentement, à contre-jour, je savourais de voir mon ombre effleurer ces petits corps immobiles et sans défense sous le regard de mes collègues et de certains parents qui, à travers la vitre, en venaient à oublier la silhouette des usines aux fumées mortifères. Ils ne s’attachaient qu’à la sérénité de l’instant sans percevoir ce que moi je voyais : un alignement de petits cadavres sur lesquels je régnais. »

L’écriture est dynamique, empreinte de réalisme. La psychologie de Nadège, la façon dont elle planifie ses meurtres, son manque total d’empathie, et le plaisir qu’elle prend à faire le mal sont très bien décrits.
Les chapitres défilent sans accroc, en un angoissant engrenage infernal, dont on ne sait que trop bien où il va nous conduire.
Malgré moi, je me suis laissé captiver par ce personnage, pourtant éminemment détestable. Entraîné dans le sillage de cette femme insensible et glaciale, experte en manipulation, jusqu’à son procès et le dénouement de son histoire, en forme de point final… ou point d’interrogation ?

Une très bonne lecture, que je recommande…
Éditions Taurnada, Janvier 2019

4e de couverture :

En attendant son jugement, du fond de sa cellule, Nadège Solignac, une institutrice aimée et estimée, livre sa confession. Celle d’une enfant ignorée, seule avec ses peurs. Celle d’une femme manipulatrice et cynique. Celle d’une tueuse en série froide et méthodique. Un être polymorphe. Un visage que vous croisez chaque jour sans le voir. Une ombre. Une ombre assassine.

 

 

L’auteure:

Estelle Tharreau
Après avoir travaillé dans le secteur privé et public, cette passionnée de littérature sort son premier roman en 2016, Orages, suivi de L’Impasse en 2017. Depuis, elle se consacre entièrement à l’écriture, avec De la terre dans la bouche en 2018,  et ce dernier roman, Mon ombre assassine, en 2019.

 

Isabelle Villain – Mauvais genre

Hugo Nicollini est un garçon calme et sensible, peut-être un peu trop couvé par sa mère, au grand dam de son père, qui voudrait le voir s’adonner a des activités un peu plus viriles, comme le foot par exemple. Cet homme  est très violent envers son épouse, et lorsque les coups pleuvent, c’est Hugo qui se charge d’appeler les secours. Un soir, une autre dispute, plus violente que les précédentes verra sa mère succomber sous les coups de son mari. Cette fois-ci, Hugo appellera non seulement les secours, mais aussi la police. Au procès de son père, il sera également son premier accusateur.

Vingt-trois ans plus tard : Angélique, une jeune kinésithérapeute rentre chez elle après s’être disputée avec son ami. Au petit matin on la retrouve poignardée dans son appartement. L’affaire est confiée à l’équipe de la Commandante Rebecca de Lost. Les premières constatations, absence de traces d’effraction, de vol, et de blessures de défense donnent à penser que la victime connaissait son agresseur.

« De l’autre côté de la porte laissée entrouverte, les voisins enfermés à double tour et bien emmitouflés sous leur couette douillette dorment à poings fermés. Ils n’entendent ni les cris ni le bruit sourd d’un corps qui tombe à terre. »

A l’autopsie, le légiste va faire une découverte surprenante qui va orienter l’enquête vers le petit ami. Quels étaient les motifs de leur dispute, le soir précédant le drame ? Pendant que Rebecca de Lost et son équipe commencent à exploiter les différentes pistes qui s’offrent à eux, une femme est retrouvée morte étouffée et les mains broyées.

« Dans sa poche de veste apparaît une feuille de papier sur laquelle est inscrit un mot « En souvenir du bon vieux temps, pour vous Commandant de Lost ». »

 

Tous les éléments de la scène de crime font penser au « tueur au marteau » qui a sévi sept ans auparavant. Mais Rebecca et son équipe l’ont arrêté et il purge sa peine de prison… Auraient-ils commis une erreur et arrêté un innocent à l’époque ?

Rebecca est veuve, la quarantaine bien entamée. Depuis la mort de son mari, elle se consacre entièrement à son métier. Sa relation avec Tom, un policier d’une autre brigade, lui apporte un certain équilibre sentimental. Elle gère son équipe d’une main ferme, en tenant compte de la personnalité de chacun pour arriver à faire fonctionner le groupe avec le maximum d’efficacité. Et elle en aura bien besoin, avec ces deux affaires simultanées qui lui tombent dessus, et dont l’une la touche à titre très personnel.

Le personnage de Rebecca de Lost apparait dans d’autres romans d’Isabelle Villain. Il n’est pas nécessaire de les avoir lus, pour arriver à cerner les personnages de Rebecca et de son équipe, à qui on s’attache rapidement.

Le roman est constitué en chapitres courts, d’une écriture nerveuse, et ne nous laisse que peu de temps de répit. Les indices, fausses pistes et rebondissements se suivent jusqu’au dernier coup de théâtre, vraiment inattendu.  Une dernière surprise, en forme de « cliffhanger » qui nous laisse augurer d’une possible suite.

Ce roman aborde différents sujets de société, parmi lesquels la violence domestique. Elle traite de ces sujets avec tact et intelligence. Je n’avais pas le plaisir de connaître la plume d’Isabelle Villain, et la découverte de ce thriller dynamique et nerveux est pour moi une très bonne surprise. Éditions Taurnada, novembre 2018.

    4ème de couv:

mauvais-genre1Hugo Nicollini est un garçon différent des autres gamins de son âge. Un père brutal. Une maman protectrice. Un soir, il est témoin d’une dispute entre ses parents. Une de plus. Une de trop. Cette fois-ci, sa mère succombera sous la violence des coups. Vingt-trois ans plus tard, l’équipe du commandant Rebecca de Lost enquête sur la mort d’une jeune femme, sauvagement poignardée dans son appartement. Pas d’effraction. Pas de vol. Pas de traces de défense. L’entourage de la victime est passé au crible, et l’histoire du petit Hugo va refaire surface bien malgré lui.

    L’auteure:

Née au Maroc en 1966, Isabelle Villain a travaillé pendant une quinzaine d’années dans la publicité, l’évènementiel et l’organisation de salons professionnels. Amatrice de littérature policière depuis l’enfance, elle obtient en 2015 le prix Maurice Bouvier pour Peine capitale, et en 2016 le prix polar du festival Jeter l’Encre pour Âmes battues.

         

Ernest J. Gaines – Dites-leur que je suis un homme

Dans la fin des années 40, dans la petite ville cajun de Bayonne en Louisiane, rien n’a beaucoup changé depuis la fin de l’esclavage, les noirs sont toujours soumis à leurs maîtres blancs. C’est l’histoire tragiquement classique et injuste du gars qui se trouve au mauvais endroit, au mauvais moment. Ce gars, c’est Jefferson, un jeune noir ignorant, qui se laisse entraîner à suivre deux autres voyous pour aller voler un magasin d’alcools, ce qui se soldera par la mort du propriétaire abattu et des deux voyous.  Jefferson, hébété, reste sur les lieux, où il sera retrouvé par la police.
A l’issue d’un procès expéditif, Jefferson est condamné à mort. La plaidoirie de son avocat porte en elle tout le mépris qu’il a pour son client :

« Soyez cléments, messieurs les jurés. Pour l’amour de Dieu, soyez cléments. Il est innocent de toutes les accusations portées contre lui.

Mais supposons qu’il ne le soit pas. Supposons-le un seul instant. Quelle justice y aurait-il à prendre sa vie ? Quelle justice messieurs ? Enfin, autant placer un porc sur la chaise électrique ! »

Ces mots sont, pour la vieille femme qui l’a élevé, sa « nannan » (marraine) Miss Emma, d’un poids aussi lourd que la sentence elle-même. Elle veut, pour effacer ces mots, que Jefferson marche vers sa mort comme un homme. Elle se tourne alors vers Grant Wiggins, le jeune instituteur de l’école de la plantation, pour lui demander son aide. Cependant, Grant a lui aussi ses propres problèmes. Il aime ses frères de couleur, mais il se déteste d’enseigner sous la tutelle des blancs.

« Tu me croiras un jour. Je t’ai dit ce que tu aurais dû faire, mais non, tu veux rester. Eh bien, tu me croiras un jour. Quand tu verras que les cinq mois et demi que tu passes dans cette église chaque année ne sont qu’une perte de temps, tu me croiras. Tu me croiras. Tu verras qu’il faudra plus de cinq mois et demi pour effacer, gratter, arracher le manteau d’ignorance qui a été plaqué et replaqué sur ces cerveaux ces trois derniers siècles. Tu verras. »

A contrecœur, poussé par sa tante Lou, une femme au fort caractère, et son amie Vivian, il va donc visiter Jefferson en prison.
Bien qu’intelligent et instruit, Grant doit prendre garde de jouer « au bon nègre » lors de ses visites à la prison. Afin de ne pas se mettre à dos le shérif Guidry, qui a le pouvoir de supprimer les visites, il doit adopter un profil bas.

Les premières rencontres sont désastreuses, il n’arrive pas à toucher Jefferson, qui fait exprès de se comporter comme le porc auquel il a été comparé. La seule chose que les deux hommes ont en commun est une mutuelle frustration et la haine de l’oppression.
Mais au fil des visites, Grant va réussir à gagner peu à peu la confiance et l’amitié de Jefferson, au grand dam du Révérend Ambrose qui souhaiterait voir Jefferson s’en remettre à Dieu, être fort et porter sa croix.  Il lui apporte même un cahier dans lequel il l’encourage à noter ses pensées.

« Tu sais ce que c’est qu’un mythe, Jefferson ? lui ai-je demandé. Un mythe est un vieux mensonge auquel les gens croient. Les blancs se croient meilleurs que tous les autres sur la terre ; et ça, c’est un mythe. La dernière chose qu’ils veulent voir, c’est un Noir faire front, et penser, et montrer cette humanité qui est en chacun de nous. »

Ce cahier sera remis à Grant après l’exécution. Ces notes, d’une écriture malhabile et à l’orthographe phonétique, sur les derniers jours de la vie de Jefferson sont d’une grande force émotionnelle. J’ai été obligé de les lire à mi-voix, pour comprendre pleinement l’état d’esprit de Jefferson et l’évolution de son état d’esprit. Et toute la communauté noire sortira grandie par son courage et sa dignité à l’approche de sa mort prochaine.

Ce roman, une histoire simple, dresse un état des lieux de la condition des noirs dans les États du Sud dans l’immédiat après-guerre, où le racisme et la ségrégation sont bien présents. La société a bien peu évolué depuis le temps de l’esclavage, en attestent les relations entre les riches blancs et leurs anciens employés noirs.
L’écriture en elle-même est assez simple et descriptive, mais il s’en dégage une émotion grandissante au fur et à mesure que s’approche la date de l’inévitable conclusion. Les trente dernières pages sont particulièrement bouleversantes et m’ont laissé au bord des larmes.

Ernest J. Gaines signe ici un très grand roman, d’une puissance et d’une force d’émotion incomparables. A lire, absolument.

Éditions Liana Levi, 1994

4ème de couv :

Ernest J. Gaines – Dites-leur que je suis un hommeDans les années quarante, en Louisiane, Jefferson, un jeune noir, démuni et ignorant, est accusé d’un crime qu’il n’a pas commis : l’assassinat d’un Blanc. Au cours du procès, il est bafoué et traité comme un animal par son propre avocat commis d’office devant la cour et, pour finir, condamné à mort. La marraine de ce jeune homme décide alors que ce dernier doit, par une mort digne, démentir ces propos méprisants. Elle supplie l’instituteur, Grant Wiggins, de prendre en charge l’éducation de Jefferson. Le face à face entre les deux hommes, que  seule unit la couleur de peau, commence alors…

 

 

L’auteur :

Ernest J. Gaines est né en 1933 dans une plantation de Louisiane. À neuf ans, il y ramasse des pommes de terre pour 50 cents par jour. À quinze, il rejoint la Californie et commence à lire avec passion, en regrettant que «son monde» ne figure pas dans les livres. Il décide d’écrire pour le mettre en scène et s’affirme vite comme un des auteurs majeurs du «roman du Sud». Le National Book Critics Circle Award, décerné en 1994 à Dites-leur que je suis un homme, ainsi qu’une nomination pour le prix Nobel de Littérature en 2004, récompensent l’ensemble d’une œuvre magistrale.

José Luis Muñoz – Los perros (En espagnol)

Depuis un certain temps, l’envie me démangeait de lire dans ma langue maternelle, un peu oubliée avec les années. L’occasion d’une rencontre avec José Luis Muñoz dans le cadre des « Vendanges du polar », à Lisle sur Tarn, m’a incité à sauter le pas.
Je vous livre ici mon avis de lecture :

Ce roman de José Luis Muñoz nous transporte dans l’Afrique du Sud des années 1980, qui vit sous la férule de Pieter Botha, défenseur inconditionnel de la ségrégation raciale et de la suprématie de la race blanche, un régime d’apparence démocratique mais où le vote des noirs n’était pas reconnu.
Dès les premières lignes, on est plongé dans une ambiance de menace latente, de violence et de répression, exacerbée par le climat humide et chaud qui plombe le pays.

« Los diarios hablaban de dos blancos que habían aparecido muertos cuando su coche se quedó sin carburante en una zona desértica de Limpopo, y de un número indeterminado de negros que habían perecido por deshidratación en una aldea de Kimberley. »
(Les journaux parlaient de deux blancs qui avaient été retrouvés morts lorsque leur véhicule s’était retrouvé en panne d’essence dans une zone désertique de Limpopo, et d’un nombre indéterminé de noirs qui étaient morts de déshydratation dans une ferme de Kimberley)
« Durante unos meses llovería sin cesar, pero sin que el calor amainara ni diera tregua, comenzaba un ciclo endemoniado de agua que caía a torrentes y con la misma velocidad se evaporaba, formando nubes que volvían a descargar, y así hasta el infinito. »
(Pendant quelques mois il pleuvrait sans interruption, sans que la chaleur sans que la chaleur ne cesse ni laisse de répit, commençait un cycle endiablé d’eau qui tombait à torrents et avec la même vitesse s’évaporait en formant des nuages qui se déversaient à nouveau, et ainsi jusqu’à l’infini.)

Paul Duncan est un colon blanc, propriétaire d’une conserverie de cœurs de palmier. Raciste et alcoolique, il partage son temps entre son travail, la chasse et la boisson.  Marié à Kate ils forment un couple où l’amour a cédé la place à la routine. Un soir, le jeune Roger, leur fils, ne rentre pas à la maison. Pourtant il a bien pris le car de ramassage et a été déposé à l’arrêt de bus, non loin de sa maison. Les recherches entreprises ne donneront aucun résultat, jusqu’à ce que la police convoque Paul Duncan pour lui demander de venir identifier le corps de son fils. La nature des blessures laisse à penser que le garçon a été renversé par un chauffard.

“Es de fe, y yo Damballah lo digo, que la maldición del padre, y también de la madre, destruye, seca y abrasa de raíz hijos y casa”.
(Il est de règle, et moi Damballah je le dis, que la malédiction du père et aussi de la mère, détruit, assèche et brûle jusqu’aux racines les fils et la maison.)

Cette inscription mystérieuse et inquiétante, découverte dans la maison par Paul Duncan, lui fait penser que la mort de son fils n’est peut-être pas accidentelle, mais une vengeance à son encontre. Pour quelle raison Makeba, la servante noire, a-t-elle quitté leur service quelque temps auparavant ?
A partir de là, la trame de l’histoire se développe en un mécanisme bien réglé, puisant aux sources de la peur, de la haine, de la vengeance, de la solitude et de la fatalité.
Un scénario concis et précis qui ne laisse pas de répit au lecteur, le prend à la gorge et l’emprisonne dans les rets de l’intrigue, d’où il ne pourra s’échapper avant le dénouement.
Ce message de Damballah(1) en forme de présage, se répète comme un esprit vengeur du début à la fin du livre en une funeste malédiction qui ne laisse guère de place au doute. Et en contrepoint, la voix suave de Nat King Cole qui chante « Quizas, quizas, quizas », un boléro fait de mièvres lamentations,  un îlot de douceur au milieu de cet océan de domination, de haine, de violence et de mort.

José Luis Muñoz dresse dans ce roman le panorama humain et social d’un pays divisé par une politique raciste. Il souligne la condition difficile de l’homme noir sous l’apartheid, mais plus difficile encore est la condition de la femme noire, reléguée à un niveau encore inférieur.

En plus de la puissance des personnages et de l’histoire, j’ai apprécié la manière utilisée pour construire son récit, l’économie de personnages, la continuité dans le rythme, de la première à la dernière page. Et pour finir, l’incursion des termites et des deux chiens Tony et Rinky, comme protagonistes déterminants de ce drame.

Ce roman, où cohabitent les colons blancs dominateurs et racistes et les noirs exploités par ces mêmes colons, est nourri aux classiques du genre noir. Les éléments de fiction et historiques se confondent avec des superstitions ancestrales et le genre policier se marie avec le fantastique.

Un roman court, mais prenant, qui me donne envie d’aller plus loin dans la découverte de cet auteur.
Je ne sais pas si une traduction française est prévue… Je l’espère…
Canalla Ediciones, 2017

Nota : Les traductions des passages en espagnol sont de ma responsabilité. J’espère votre indulgence.

Note :
(1) : Damballah est le nom du Dieu serpent, une figure de la mythologie Vaudou.

4ème de couv :

África del Sur, durante los tiempos del apartheid, una etapa convulsa en la que los asesinatos y la violencia sexual están a la orden del día. Gobierna el país Pieter Botha, el gran cocodrilo, con mano de hierro. Bajo este ambiente sofocante y tenso sitúa José Luis Muñoz la historia de Paul Duncan, un colono blanco dueño de una fábrica de palmitos en lata que emplea trabajadoras de la etnia xhosa, un personaje elemental cuyas aficiones se reducen al fútbol, la caza, el whisky y la cerveza. Para él, como para la mayoría de los blancos de su país, la vida de un negro no vale ni un rand. La molicie de su vida y la de su familia se verá alterada bruscamente por un hecho de su pasado que le pasará factura.
(Afrique du Sud, au temps de l’apartheid, une époque troublée pendant laquelle les assassinats et la violence sexuelle sont quotidiennes. Pieter Botha « le grand crocodile », gouverne le pays d’une main de fer. Jose Luis Muñoz situe dans cette ambiance suffocante et tendue l’histoire de Paul Duncan, un colon blanc propriétaire d’une conserverie de cœurs de palmier qui emploie des ouvrières de l’ethnie xhosa. C’est un caractère primaire dont les passions se réduisent au football, à la chasse, au whisky et à la bière. Pour lui, comme pour la majorité des blancs de son pays, la vie d’un noir ne vaut pas un rand. La tranquillité de sa vie et celle de sa famille se verront brusquement perturbées par un épisode de son passé qui revient à la surface.)

L’auteur :

José Luis Muñoz, né à Salamanque en 1951) est  un des vétérans du roman noir espagnol avec plus de 40 titres à son actif, (parmi lesquels La Dernière Enquête de l’inspecteur Rodriguez Pachon (2008), Babylone Vegas(2010) et La Frontière sud ) (2015 . Il a reçu plusieurs prix littéraires, tels les prix Azorín, Tigre Juan, Café Gijón, La Sonrisa Vertical, Camilo José Cela et Ignacio Aldecoa. Il étudie la philologie romane à l’université de Barcelone et, dès cette époque, adhère à des organisations anti-franquistes.
Bien qu’il ait écrit des récits fantastiques, érotiques et historiques, il est surtout connu pour ses romans policiers et, à ce titre, est l’un des représentants importants du genre en Espagne.
Il publie depuis plusieurs années des articles d’opinion dans divers journaux espagnols et à l’étranger et donne régulièrement des conférences dans des universités d’Amérique du Sud. Il est aussi un habitué du festival de la Semaine Noire de Gijón organisé par l’écrivain hispano-mexicain Paco Ignacio Taibo II.
José Luis Muñoz vit depuis de nombreuses années à Barcelone, où il se consacre à l’écriture et à diverses activités journalistiques.

Sophia Mavroudis – Stavros

Stavros Nikopolidis est commissaire de police à Athènes. Dix ans auparavant, avant les Jeux Olympiques, un archéologue avait été retrouvé égorgé sur le chantier du métro, où sa propre femme Elena était responsable des fouilles. Le morceau de frise du Parthénon qui avait été découvert a disparu, ainsi qu’Elena, dont le corps n’a jamais été retrouvé.

« Il y a dix ans, ce fut un choc pour tous. Les archéologues ne s’étaient pas remis d’avoir touché du doigt ce trésor national qui leur aurait permis de relancer les revendications en vue d’une restitution à la Grèce des frises du Parthénon du British Museum. La police et les services de sécurité avaient échoué à garantir une sécurité irréprochable avant les jeux olympiques. Les hommes politiques de tous bords étaient voués aux gémonies pour avoir transformé la Grèce en pays mafieux. Et lui, Stavros, était hanté par le souvenir de sa jeune femme décédée. »

Stavros avait remué ciel et terre pour boucler son enquête, frappant à toutes les portes, ne ménageant ni sa hiérarchie ni les politiques, tant et si bien qu’il fut mis au placard et déchargé des enquêtes sur le terrain.
Depuis lors, il traîne sa grande carcasse entre l’Hôtel de police, le petit restaurant où il a ses habitudes gourmandes, et le bar de  son amie Matoula pour jouer au tavli, ancêtre du backgammon et présent dans tous les cafés de la péninsule.
Mais aujourd’hui, un appel du service vient rompre l’habituelle monotonie de ses journées : quasiment au même endroit qu’il y a dix ans, un archéologue a été découvert assassiné et un morceau de frise a disparu. Dans la main de la victime, une pièce de monnaie frappée de la chouette, l’oiseau symbole d’Athéna.

Pour Stavros, c’est clair : Le symbole d’Athéna est un message laissé à son intention, de la part de Rodolphe, le meurtrier qui leur a échappé il y a dix ans. Son patron lui confie l’enquête, avec réticence, et lui impose certains officiers qui ne font pas partie de son équipe habituelle, peut-être comme un moyen de le contrôler.  Malgré tout, Stavros obtient quand même qu’on lui attribue les trois officiers en qui il a une confiance absolue : Dora, grande jeune femme qui se bat comme un homme, experte en krav-maga, Eugène l’expert en informatique et hacker occasionnel, et Nikos l’albanais.

Ils vont se lancer à fond dans cette enquête, de manière irréfléchie en ce qui concerne Stavros, ce qui lui vaudra quelques déconvenues, son adversaire Rodolphe ayant toujours un coup d’avance sur lui.
Malgré tout, après maintes péripéties et retournements de situation, Stavros et son équipe finiront par démêler l’écheveau de l’intrigue, nous réservant un dénouement surprenant.

« Après la guerre civile, les deux frères se croisaient rarement et n’avaient pas grand-chose à se dire. Dans leurs yeux, même après tant d’années, Stavros lisait la lassitude des combats idéologiques et la tristesse de fossés infranchissables tant ils avaient été abyssaux. Leurs amis avaient succombé et la rancune était tenace, même sur fond de démocratie. Stavros avait longtemps espéré que la crise actuelle et les difficultés traversées par la famille atténueraient ces souffrances. Loin s’en faut. La spirale de l’histoire grecque porte en elle ses blessures et ses cicatrices comme un fardeau qui continue de broyer ses propres enfants, inexorablement. »

Stavros, qui fut un grand flic, s’étiole dans une quasi-inactivité. Il a reçu en héritage les séquelles de la dictature des colonels. Son père a été emprisonné et torturé. Stavros a beaucoup souffert d’avoir passé son enfance auprès de cet homme traumatisé et psychologiquement absent. Il s’interroge sur sa capacité à être lui-même un bon père. Son supérieur est également un personnage intéressant : issu de la bonne société, féru d’arts et de poésie, il paraît déplacé dans le paysage d’un hôtel de police.

La narration est alerte et plaisante, émaillée de références à la cuisine, aux traditions et aux coutumes  grecques, ponctuée de citations de poètes ou de philosophes grecs.

Ce roman, aux allures de tragédie grecque (évidemment !) nous brosse le portrait d’un pays, qui à peine sorti de la dictature, a été frappé par la crise économique et l’austérité qui a été imposée à son peuple. L’austérité a généré son lot de corruption et de clientélisme dans toutes les sphères du pouvoir. Elle a favorisé également la résurgence de partis extrémistes, comme le mouvement d’extrême droite Aube dorée. La Grèce est ainsi devenue la terre d’élection de toutes les mafias, russes et balkaniques, qui pillent sans vergogne son patrimoine artistique et historique.

On sent à travers les mots tout l’amour que l’auteure porte à la Grèce, et son désespoir de voir ce qu’il est advenu de ce pays, berceau de la civilisation européenne et occidentale,  qui se trouve maintenant au bord de l’abîme.

Un premier roman tout à fait réussi, qui a le mérite de nous montrer le vrai visage d’une Grèce à bout de souffle et de forces, bien éloignée du décor glacé des cartes postales.
Éditions Jigal, 2018.

4ème de couv :

Athènes, à l’aube… Un morceau de la frise du Parthénon a disparu et le cadavre d’un archéologue gît au pied de l’Acropole. Le passé du commissaire Stavros Nikopolidis vient de ressurgir violemment ! En effet, quelques années auparavant, sa femme Elena – alors responsable des fouilles archéologiques – disparaissait mystérieusement au même endroit. Depuis, Stavros n’est plus que l’ombre de lui-même… Mais aujourd’hui les signes sont là. Rodolphe, le probable meurtrier, son ennemi de toujours, est revenu… Stavros, véritable électron libre, impulsif, joueur invétéré de tavli et buveur impénitent, n’a plus que la vengeance en tête ! Flanqué de ses plus fidèles collègues – Dora, ancienne des forces spéciales, Eugène le hacker et Nikos l’Albanais –, soutenu par son amie Matoula, tenancière de bar au passé obscur, et malgré l’étrange inspecteur Livanos, Stavros va enfin faire sortir de l’ombre ceux qui depuis tant d’années pourrissent sa ville ! Mais la vie révèle parfois bien des surprises…

L’auteure :

Sophia Mavroudis est gréco-française. Elle est née en 1965 au Maroc et a grandi en Grèce. Elle en a gardé le goût immodéré des cieux bleus, des oliviers et des cyprès de ma Méditerranée. Docteur en sciences politiques, elle a enseigné les relations internationales et a travaillé dans la haute fonction publique et internationale. Après avoir arpenté pendant des années les zones de conflits en Europe et dans ses confins, passionnée de lecture d’écriture et de musique depuis l’enfance, elle plonge désormais de l’autre côté de l’Histoire, dans l’intimité des personnages et des sociétés. Stavros est son premier roman.
(Source : Éditions Jigal)

Fernando Aramburu – Patria

Ce jour même ou l’ETA annonce la fin de la lutte armée, Bittori se rend au cimetière sur la tombe de Txato, son mari. Ce chef d’entreprise sans histoire, assassiné par l’ETA pour avoir refusé d’être racketté, sous couvert d’impôt révolutionnaire. De puis sa mort, elle a l’habitude de venir sur sa tombe pour lui faire part des dernières nouvelles. Aujourd’hui elle a pris la décision de retourner dans leur village, près de San Sebastián.

Au village, les victimes sont une présence gênante. Celle qui ressent le plus cette gêne est Mirén. Son mari et Txato étaient de grands amis, compagnons de bar et de cyclisme, Mirén et Bittori pratiquement inséparables. Quand l’ETA révéla que Txato refusait de payer « l’impôt révolutionnaire », l’entrepreneur perdit toute relation avec ses voisins et amis de toujours et le ressentiment et la haine s’installèrent.

« Pourquoi je me comporte de cette façon ?
— Par lâcheté.
— Exact. Parce que je suis aussi lâche que lui, comme tant d’autres qui, en ce moment, dans mon village, doivent se dire tout bas pour qu’on ne les entende pas : c’est de la barbarie, une effusion de sang inutile, ce n’est pas ainsi que l’on construit une patrie. Mais personne ne va remuer le petit doigt. À cette heure, on a déjà dû nettoyer la rue au jet d’eau pour effacer toute trace du crime, et demain il y aura des murmures en suspens, mais le fond de l’air restera pareil. Les gens se rendront à la manifestation suivante en faveur de l’ETA, sachant qu’il faut se montrer dans le troupeau. C’est le tribut à payer pour vivre tranquille au pays des taiseux. »

S’étalant sur plus de 600 pages , ce roman de Fernando Aramburu, nous relate l’histoire de deux familles, séparées par le conflit fratricide du pays basque, tout au long de 30 ans. Cette guerre, « au nom d’une patrie où une poignée de gens armés, avec le soutien honteux d’un secteur de la société, choisissent qui appartient à cette patrie et qui doit l’abandonner ou disparaître ».

Il nous brosse le portrait d’une société peuplée de personnages qui nous apparaissent dans toute leur humanité et leurs contradictions. Faits de chair et de sang, ils ont leurs qualités et leurs défauts.
Les personnages féminins, Bittori, Mirén et à un degré moindre Aránzazu et Arantxa se détachent par leur force et l’affirmation de leur caractère. Joxe Mari, Xabier et Gorka, les personnages masculins sont un peu en retrait.

 « L’ETA doit agir sans interruption. Il n’a pas le choix. Il y a belle lurette qu’il est tombé dans l’automatisme de l’activisme aveugle. S’il ne fait pas de mal, il n’est pas, il n’existe pas, il n’a plus aucun rôle. Cette façon mafieuse de fonctionner dépasse la volonté de ses membres. Même ses chefs ne peuvent s’y soustraire. Oui, d’accord, ils prennent des décisions, mais c’est l’apparence. Ils ne peuvent en aucun cas ne pas les prendre, car une fois que la machine de la terreur est lancée, rien ne peut plus l’arrêter. Tu comprends ? »

Dans ce long roman, magnifiquement écrit, l’auteur intègre de judicieuses stratégies narratives : de nombreux courts chapitres allègent et stimulent la lecture. Le temps de la narration s’affranchit de l’ordre chronologique pour s’adapter au chaos de l’Histoire.

Il donne la parole à toutes les voix présentes dans le conflit. Indépendamment des causes défendues ou de toute considération morale, chacun a sa part de souffrance. En exposant les points de vue diamétralement opposés de chacun, il nous permet de voir les divergences entre ces deux visions de la réalité. Il renvoie les deux parties dos à dos, sans nous obliger à prendre parti, ni substituer au récit un message politique.
« on ne peut ignorer que ceux qui devraient me demander pardon attendent aussi que d’autres leur demandent pardon ».

Aramburu décrit un cercle vicieux d’extorsion et de violence, un comportement presque mafieux pourtant légitimé comme une lutte héroïque, encouragé par la tiédeur, quand ce n’est pas le soutien, des représentants des institutions.
Il raconte, d’abord le processus d’exclusion de Txato et de la famille, les conséquences de son assassinat pour sa femme et ses enfants : la dévastation et la volonté de continuer à vivre malgré tout. Il montre aussi les effets du militantisme sur les familles des membres de l’ETA : le refus de la violence pour Arantxa, la radicalisation de Mirén, les visites à la prison…

A la fin du roman, admirable, reste le sentiment d’avoir abordé des questions d’envergure. « Patria » qui nous immerge dans la société basque, avec ses dissensions et ses aspirations différentes. Peuplé de personnages vrais et humains, nul n’est sorti indemne de ce conflit, dans l’un ou l’autre camp.
« Nous sommes victimes de l’État et maintenant nous sommes victimes des victimes. On est coincés de partout. »
Ce que nous propose Aramburu dans cet extraordinaire roman est le regard individuel nuancé et humaniste d’un écrivain maître de son art capable, sans manichéisme, de nous expliquer la complexité d’un conflit sans tomber dans l’indifférence.
Un grand roman, tout simplement.
Éditions Actes Sud, 2018 

4ème de couv :

Lâchée à l’entrée du cimetière par le bus de la ligne 9, Bittori remonte la travée centrale, haletant sous un épais manteau noir, bien trop chaud pour la saison. Afficher des couleurs serait manquer de respect envers les morts. Parvenue devant la pierre tombale, la voilà prête à annoncer au Txato, son mari défunt, les deux grandes nouvelles du jour : les nationalistes de l’ETA ont décidé de ne plus tuer, et elle de rentrer au village, près de San Sebastián, où a vécu sa famille et où son époux a été assassiné pour avoir tardé à acquitter l’impôt révolutionnaire. Ce même village où habite toujours Miren, l’âme sœur d’autrefois, de l’époque où le fils aîné de celle-ci, activiste incarcéré, n’avait pas encore de sang sur les mains – y compris, peut-être, le sang du Txato. Or le retour de la vieille femme va ébranler l’équilibre de la bourgade, mise en coupe réglée par l’organisation terroriste.
Des années de plomb du post-franquisme jusqu’à la fin de la lutte armée, Patria s’attache au quotidien de deux familles séparées par le conflit fratricide, pour examiner une criminalité à hauteur d’homme, tendre un implacable miroir à ceux qui la pratiquent et à ceux qui la subissent.

L’auteur :

Fernando Aramburu est né à San Sebastián en 1959.
Il est diplômé en philologie hispanique de l’Université de Saragosse.
Depuis 1985, il vit en Allemagne où il donne des cours d’espagnol. En 2009, il abandonne son poste de professeur pour se consacrer entièrement à la création littéraire.
Il est l’auteur de trois récits et de six romans qui ont été distingués par de prestigieux prix littéraires.
Patria a notamment reçu le prix Francisco Umbral et le prix de la Critique 2017.