Franck Bouysse – Glaise

Samedi 1er août 1914, à 4 heures de l’après-midi, les clochers de toutes les églises de France sonnent un sinistre tocsin. C’est la mobilisation générale et le début de la guerre contre l’Allemagne, guerre que chacun espère courte et victorieuse.
Dans les villes et les campagnes, les hommes en âge de combattre, forces vives de la Nation, quittent leur famille et leur travail, espérant être de retour avant l’hiver.

Dans un petit hameau du Cantal, près de Salers, Victor Landry est parti à la guerre. Il laisse la ferme à la garde de son épouse Mathilde, de Joseph, leur fils âgé de 15 ans, et de la grand-mère.
Leur voisin, le vieux Léonard, est toujours d’accord pour venir leur donner un coup de main pour les gros travaux saisonniers, d’autant que cela lui permet de s’éloigner de son foyer et de sa femme acariâtre. Entre eux depuis des années, se dresse un fantôme, qui jour après jour alimente leur mutuel ressentiment.

« Au loin, un gros nuage manchonnait le Puy Violent, et on aurait pu croire que cette ruine de volcan rejetait encore des fumées vieilles de trois millions d’années, à la manière de ces lumières d’étoiles mortes qui parviennent encore aux yeux des vivants. Un vestige de la fureur de la terre qui avait façonné ce monde en lui offrant la vie, depuis les algues souterraines, pour parvenir à ces deux femmes et à ce gamin en train de contempler des coulées de basalte fossilisé. Puis, le soleil disparut lentement, disque parfait ingurgité par la montagne, qu’une autre recracherait au matin dans toute sa splendeur. »

A la ferme voisine vit la famille Valette, dont le fils Eugène a été mobilisé. Le père Valette, handicapé d’une main suite à un accident, vit très mal le fait de n’avoir pu être mobilisé comme les autres. Il nourrit envers les Landry et le vieux Léonard une rancœur tenace, liée à l’achat d’un terrain qu’il convoitait.

L’arrivée d’Hélène, sa belle sœur, dont le mari a aussi été mobilisé, et de sa fille adolescente Anna, va semer le trouble dans le voisinage.
La jeune Anna va bien entendu se rapprocher de Joseph, ce qui ne va pas manquer de provoquer la colère de Mathilde, la mère du jeune homme, et la jalousie de son oncle Valette, repoussé par son épouse, et qui éprouve à l’égard de la jeune fille des sentiments bien peu familiaux.

 « Vers la fin du mois d’Août, un colporteur venu du nord s’arrêta sur la place se Saint-Paul en faisant tinter une clochette fixée à une ridelle de sa charrette pour rameuter les villageois. »… « Des gens s’approchèrent, curieux. L’homme se mit à parler, et son visage se fissura en tous sens, comme s’il menaçait de tomber en mille morceaux, débitant ses paroles à une allure folle, avec un accent qui mangeait le début des mots… Les morts ne se comptaient plus, et encore moins les blessés, affirmait-il. Il parlait avec plus d’empressement, en une logorrhée gourmande, comme si relater tant de malheurs invérifiables lui donnait quelque importance supérieure. »

Passées les premières semaines, l’espoir d’une victoire rapide est bien vite oublié, quand arrivent les premières lettres annonçant la mort d’un mari, d’un père, d’un frère ou d’un fils.

Les personnages, à peine moins d’une dizaine, qui habitent ce roman, ont tous une personnalité très marquée. Coincé avec la mère et la grand-mère, le jeune Joseph a bien du mal à supporter l’ambiance mortifère de la ferme. Après les travaux des champs, il trouve refuge au bord de la rivière où il pêche la truite, ou bien dans sa cave, où il modèle des figurines en terre rouge, cette glaise qui donne son nom au roman. Avec Anna, la jeune nièce des Valette, il va faire ses premiers pas dans le domaine de l’amour et de la sexualité. Anna, Joseph et Léonard, sont les seuls personnages qui apportent à ce roman un peu de lumière et de chaleur humaine. Mathilde et Irène semblent elles, un peu en retrait, réduites à leur rôle d’épouse et de mère. Quant au voisin Valette,  lui se révèle être un être détestable, envieux, plein de haine, un salaud de la pire espèce.

Fidèle à son style, l’auteur situe son histoire dans un milieu qu’il affectionne, une province rurale et austère. Il revient à un style d’écriture plus dépouillé, mais qui garde toujours la même poésie. Il décrit avec justesse les gestes et petites choses du quotidien, au rythme des saisons, de ces hommes  et femmes taiseux, durs à la tâche et au mal. Dans ces fermes où l’existence est déjà difficile en temps normal, la guerre la rend plus difficile encore, de par les restrictions qu’elle impose.
Au travers de l’histoire de ces trois familles, Franck Bouysse explore toute la palette des sentiments humains, les plus nobles comme les plus abjects. C’est une histoire d’amour, d’amitié, également remplie de haine, de colère et de fureur. 

Dans la lignée des grands auteurs du « nature writing », Franck Bouysse nous livre un témoignage sur un monde en voie de disparition, une fresque poétique pleine d’humanité, avec des personnages forts qui vous marqueront longtemps. 
Avec ce roman très abouti, Franck Bouysse s’impose comme un auteur incontournable dans le paysage du roman noir, et de la littérature française en général.

Une excellente lecture que je vous recommande chaudement.

Éditions La Manufacture de livres, septembre 2017

4ème de couv :

Au pied du Puy-Violent dans le cantal, dans la chaleur d’août 1914, les hommes se résignent à partir pour la guerre. Les dernières consignes sont données aux femmes et aux enfants: même si on pense revenir avant l’automne, les travaux des champs ne patienteront pas.
Chez les Landry, le père est mobilisé, ne reste que Joseph tout juste quinze ans, en tête à tête avec sa mère et qui ne peut compter que sur Léonard, le vieux voisin. Dans une ferme voisine, c’est Eugène, le fils qui est parti laissant son père, Valette, à ses rancœurs et à sa rage: une main atrophiée lors d’un accident l’empêche d’accomplir son devoir et d’accompagner les autres hommes. Même son frère, celui de la ville, a pris la route de la guerre. Il a envoyé Hélène et sa fille Anna se réfugier dans la ferme des Valette. L’arrivée des deux femmes va bouleverser l’ordre immuable de la vie dans ces montagnes.

L’auteur :

Franck Bouysse est né en 1965. Il vit à Limoges où il est enseignant en biologie.
Il a publié à ce jour:
2013 – Vagabond (Écorce « No collection », juin 2013)
2013 – Noire porcelaine (Geste Editions, collection Geste noir, 2013)
2014 – Pur sang (Écorce « Territori », juin 2014)
2014 – Grossir le ciel (La Manufacture de livres), prix Michel Lebrun 2015 et prix des lecteurs au Festival du Polar de Villeneuve-lès-Avignon.
2015 – Plateau (La manufacture de livres), prix de la Foire du livre de Brive.

Franck Bouysse – Oxymort

Après « Grossir le ciel » et «Plateau », qui m’avaient enthousiasmé, j’étais curieux de découvrir les écrits précédents de Franck Bouysse. J’ai donc commencé par « Oxymort », qui se trouvait disponible à la Bibliothèque de mon village.
Ce roman, au sous-titre évocateur, « Limoges: requiem en sous-sol » est un véritable huis-clos, au sens premier du terme.
Enfermé dans une cave, Louis Forell ne sait ni pourquoi ni comment il est arrivé jusqu’ici. De l’autre côté de la porte, une présence qu’il devine plus qu’il ne la voit, qui joue avec lui, qui se borne à le nourrir et lui faire parvenir des énigmes sous forme de dessins.

« Ma joue gauche collée au sol, écrasée contre la terre battue. Mes yeux exorbités. La chaîne tendue du mur à mon poignet blesse mon flanc. Ma peau se déchire, comme de l’écorce dépecée par un outil de charron. Je sens ma chair se fendre. Mon sang s’accumule en anneaux de xylème. Reste bloqué. Pas mal. Je veux voir et je ne vois rien. Je vrille mon corps. J’essaie de gagner quelques centimètres. Petit lombric enfermé dans une boîte. Couvercle ajouré d’écailles de lumière. »

Les conditions de détention sont dégradantes, et pour ne pas sombrer dans la folie et arriver à comprendre le pourquoi de cette séquestration, il remonte le fil de ses souvenirs. Jour après jour, depuis les dernières semaines qu’il vient de vivre, jusqu‘à son réveil dans cette cave. Son travail au lycée, sa rencontre avec Lilly dont il est tombé amoureux, autant d’épisodes heureux de sa vie passée.

Et nous lecteurs, nous retrouvons à subir son enfermement, à nous interroger sur l’identité de ce mystérieux garde-chiourme : serait-ce Hubert, amoureux de Suzanne sa voisine de palier, qui lui dédicace des chansons à la radio. Suzanne, cinquantenaire fanée, qui n’a d’yeux que pour son collègue Louis Forell ? Ou bien ce jeune disquaire, précédent compagnon de Lilly, exclusif et jaloux ?

 « Elle aurait tant aimé que ce soit son collègue Louis Forell qui lui fasse une déclaration. Aucune chance. L’homme idéal. Trop vieille. Pas assez appétissante. Et puis il y a cette jeune fille qui a séduit Forell, la petite salope. Elle la déteste. Avec ses jambes fines et son visage d’ange. Toute cette beauté qui attriste le cœur de Suzanne. Toute cette beauté que vomit son ventre en circuit fermé. »

La narration se déroule en courts chapitres consacrés aux divers personnages : Louis, son geôlier, Lilly, le commandant Farque ainsi que d’autres personnages secondaires comme Hubert ou Suzanne.
L’enfermement, la mort et la folie sont omniprésents dans cet ouvrage. On y retrouve aussi d’autres thèmes relatifs à la difficulté de communiquer, d’aimer ou d’être aimé, de l’amour exclusif qui tourne à l’obsession.
L’écriture est agréable : phrases courtes et rythmées, qui impriment au roman son tempo et sa cadence. Parfois le phrasé d’un slam donne au lecteur un sentiment d’urgence, l’envie d’aller plus loin dans la lecture.

Sans atteindre la puissance d’évocation de ses deux dernières parutions, c’est un bon roman sous lequel on sent déjà poindre les prémices des romans à venir. C’est dans le terreau de cette cave humide et sombre que prennent racine « Grossir le ciel » et « Plateau », pour apparaître en pleine lumière.

Geste Editions, 2014

4ème de couv :

oxymort« Nuit horizontale. Nuit verticale. Pas vu la lumière depuis deux jours. Deux jours que je me réveille avec un terrible mal de crâne, que je ne sais pas pourquoi je suis enfermé ici, dans une pièce froide et humide, que je n’ai aucune idée de ce que j’ai mangé, que l’odeur de ma sueur ne parvient plus jusqu’à mes narines, que mes doigts n’ont rencontré que des murs. Deux jours que je pisse et chie dans un seau rempli d’eau de javel. Deux jours que je suis réduit à un animal piégé au fond d’un trou.»
Un homme s’éveille, enchaîné sur la terre battue d’une cave. Engourdissement, incompréhension. Qui ? Pourquoi ? La seule façon de repousser son désespoir, de lutter : remonter le temps, errer dans les corridors de sa mémoire et chercher à comprendre pour tenir en laisse la folie. Guetter l’apparition d’une femme, au moment où les ombres s’étirent dans le crépuscule. Jouer la musique de sa survie.

 

L’auteur :

Franck Bouysse est né en 1965. Il vit à Limoges où il est enseignant en biologie dans un Lycée.
Il a publié à ce jour:
– La Paix du désespoir, Éditions Le Manuscrit, 2004
– L’Entomologiste, Éditions Lucien Souny, 2007
– Noire porcelaine, « Le Geste noir »  2013
– Vagabond, Éditions Écorce, 2013
– Oxymort. Limoges : requiem en sous-sol, « Le Geste noir » , 2014
– Pur Sang, Éditions Écorce, 2014
– Grossir le ciel, Éditions La Manufacture de livres, 2014
     – Prix Polar Michel-Lebrun 2015
     – Prix Polars Pourpres 2015
     – Prix des lecteurs Festival du Polar Villeneuve lèz Avignon 2015
– Plateau, Éditions La Manufacture de livres, coll. « Territori » , 2015

 

Franck Bouysse – Plateau

Plateau de Millevaches, en Limousin.
C’est là, aux Cabanes, hameau de la commune de Toy, que vivent Virgile et Judith, un couple  de vieux paysans  en mal d’enfant. Virgile commence à perdre la vue, et  Judith, est maintenant atteinte d’Alzheimer, ses souvenirs s’effritent peu à peu, lui laissant de rares moments de lucidité.
Près de chez eux vit Georges, leur neveu, qu’ils ont élevé comme leur fils, comme l’enfant qu’ils n’ont pas eu, depuis l’accident de voiture qui a coûté la vie à ses parents, alors qu’il était âgé de 5 ans.  Il habite dans une caravane, face à la maison de ses parents décédés, dans laquelle il n’a jamais osé entrer.
Dans une ferme voisine vit l’énigmatique Karl, arrivé ici comme un vagabond, venant de nulle part. Il a acheté la maison du vieux Clovis, mort de froid pendant l’hiver. On ne sait rien de son passé, que l’on devine difficile. Ancien boxeur, il émane de lui une force, une violence contenue. Il est très mystique, et animé par un mystérieux besoin de rédemption. Pour expier quels péchés ?
Un beau jour débarque Cory, la nièce de Judith. Elle fuit « l’homme-torture », un mari violent dont elle était la victime. Virgile l’accueille avec peu d’enthousiasme et l’installe chez Georges. Son arrivée va bousculer tout leur quotidien bien ordonné, et faire remonter des choses du passé, enfouies au fond des mémoires.
En observateur attentif de tout ce monde, un inconnu, appelé le Chasseur. D’une cache à l’autre, il se poste pour observer la vie des habitants du hameau, les observant  tour à tour à travers le viseur de sa carabine. Il laisse à chaque poste de guet les reliefs de son repas du jour,  un crâne d’animal fiché sur un bâton, trophée dérisoire et mystérieux.

« Là où la mort modèle la vie jusqu’à la déraison, là où des rochers se dressent vers le ciel, desquels dévalent des ombres impénitentes et se retirent en terre sainte. Là où le vent se laisse aller à parfaire les sons pour rien d’humain. Là où de peureuses sirènes viennent et repartent, leurs voix atones disparaissant dans la canopée torturée par la brise. Où de pauvres graals emplis de sève et de sang sont attirés par un même cœur enfoui dans les tréfonds de la terre. Où l’alternance des saisons bride les espoirs de ce monde. Où la seule obsession de la fleur visitée par l’abeille est de faire face à l’hiver glacé. Là. Où la pluie ruisselle sur des tuiles d’écorce pour s’en aller rejoindre de profondes citernes. »

Le prologue, magnifiquement écrit, est  comme un beau paquet cadeau que nos doigts tremblants d’impatience brûlent de défaire. Et ces quelques lignes, en forme de blasonnement, ont piqué ma curiosité et m’ont conduit jusqu’aux armoiries de Toy-Viam, la commune du Plateau où se déroule l’histoire.

Blason3« Ici, c’est le pays des sources inatteignables, des ruisseaux et des rivières aux allures de mues sinuant entre le clair et l’obscur. Un pays d’argent à trois rochers de gueules, au chef d’azur à trois étoiles d’or.
Ici, c’est le Plateau »
.

 

Franck Bouysse nous livre ici un roman d’une force peu commune.  Dans ces contrées rudes, isolées et loin de tout, l’âpreté du milieu va de pair avec  l’âpreté des personnages. Les destins des hommes sont tracés de génération en génération. Vestiges d’une agriculture ancienne, les fermes vont en déclinant, sans enfants pour les reprendre, sans perspectives d’avenir. On perpétue les mêmes gestes ancestraux, sans passion, sans envie, par habitude, parce que l’on a toujours fait comme ça.

L’arrivée de Cory dans la caravane de Georges, et aussi dans sa vie, pour lui qui a toujours vécu seul, représente un grand chamboulement. Il va affronter ses peurs et oser pénétrer à nouveau dans la maison familiale. A son corps défendant, elle va servir de déclencheur, faisant remonter de vieilles histoires du temps de la guerre, au parfum de vengeance, de jalousie, d’envies et d’ héritages convoités. Ressurgiront aussi des secrets de famille, comme cette vieille histoire d’ancêtre guérisseur, considéré comme un sorcier et enseveli sous un cairn de pierres, le curé lui ayant refusé une sépulture chrétienne.

Sous cette apparente aridité des cœurs et des âmes, les passions sont là et ne demandent qu’à s’exprimer : Judith et Virgile, dans leur pacte d’amour fou. Cory, qui après son passé de violences subies, voit sous la rude carapace de Georges des trésors de prévenance. Karl, aux prises avec sa sourde violence, qui continue régulièrement à martyriser son sac de frappe, en marmonnant des citations des Écritures. Et le Chasseur, ombre mystérieuse toujours aux aguets.

« Le chasseur arpente le Plateau depuis le matin. Il explore d’anciennes carrières. Sur les hauteurs du cirque rocheux mué en égratignure dans le regard hautain du circaète, des buissons de genêts fabriquent une perruque ridicule dont les tiges charbonnées claquent dans le vent en essaimant une poussière de mirobolants gamètes. Le godet rouillé d’une pelleteuse gît au milieu des ronces et des orties, coquillage abandonné, témoin du passage d’une race disparue. Il s’attarde sur les murs de granit découpés en strates, sur lesquels, parfois, de délicates silhouettes fossilisées de trilobites et de fougères semblent défier l’éternité dans un rire calcifié. Du bout des doigts, il en suit les excroissances, comme si une de ses missions, et non la moindre, était de s’inscrire lui-même dans la roche. Une mission fidèle à sa démesure, tout juste digne. Avec la sensation de palper le sang figé de cette terre. »

Dès le début, l’auteur nous emprisonne dans les rets de son histoire, addictive. Il installe, par petites touches, une tension grandissante,  au fur et à mesure que l’on avance dans la lecture, jusqu’au dénouement,  forcément tragique. Il laisse à notre imagination le soin de combler les blancs sur les incertitudes ou les non-dits relevant des liens de parenté et de filiation entre les acteurs de l’histoire. Les personnages, sur lesquels l’auteur porte un regard très affectueux, sont d’une psychologie très construite.  Les relations entre eux sont davantage  suggérées qu’expliquées. Ce sont tous des taiseux, des gens de la terre, peu accoutumés à parler de leurs sentiments, et encore moins  à les montrer.
« Chacun demeura toujours à distance respectable, sûrement pour ne pas avoir trop à donner, ni trop à recevoir, et en quelque manière, se préserver ainsi de sa propre imposture. Comme sa présence sur ce Plateau, ce bout du monde sur pilotis, cette nature bâclée qui dénude les sentiments. »

Franck Bouysse a un talent certain pour raconter la nature dans laquelle s’inscrit son roman, et la magnifier. C’est un contemplatif, très attentif aux choses et à la beauté qu’elles dégagent. En ce sens, ce roman est très sensuel, dans le sens où il nous  fait entendre, voir, sentir et presque toucher le décor de son histoire. L’ amour qu’il porte à  sa région transparaît de façon évidente au travers de son écriture.

C’est écrit dans une belle langue, riche, poétique et érudite sans être pédante. Professeur de biologie, il a l’art de nous décrire avec une extrême précision les paysages, les minéraux et les animaux. Ce besoin de précision, de trouver le mot ou l’expression juste, au service d’une intrigue brillamment construite,  donne à ce roman une dimension lyrique et poétique, un tempo presque incantatoire, .  Ça se déguste avec un vrai plaisir, pour le lecteur peu pressé.

Curieusement, ce roman donne une sensation d’enfermement, comme un huis-clos à ciel ouvert. Habité par les passions, vengeance, solitude, jalousie, c’est aussi un magnifique roman d’amour qui laisse présager une impression  de malheur inéluctable, comme dans une tragédie antique. C’est beau mais habité d’une sombre lumière,  d’une éclatante noirceur.
C’est fascinant, prenant et bouleversant. Un vrai coup de cœur!

Éditions La manufacture de livres (Territori, 2015)

4ème de couv:

Plateau

Un hameau du plateau de Millevaches où vivent Judith et Virgile. Le couple a élévé Georges, ce neveu dont les parents sont morts dans un accident de la route quand il avait cinq ans. Lorsqu’une jeune femme vient s’installer chez Georges; lorsque Karl, ancien boxeur tiraillé entre pulsions sexuelles et croyance en Dieu, emménage dans une maison du même village; et lorsqu’un mystérieux chasseur sans visage rôde alentour, les masques s’effritent et des coups de feu résonnent sur le Plateau.

 

 

L’auteur :

bouysse.Franck Bouysse est né en 1965. Il vit à Limoges où il est enseignant en biologie.
Il a publié à ce jour:
2013 – Vagabond (Écorce « No collection », juin 2013)
2013 – Noire porcelaine (Geste Editions, collection Geste noir, 2013)
2014 – Pur sang (Écorce « Territori », juin 2014)
2014 – Grossir le ciel (La Manufacture de livres, octobre 2014), prix Michel Lebrun 2015 et prix des lecteurs au Festival du Polar de Villeneuve-lès-Avignon.

Franck Bouysse – Grossir le ciel

Ça faisait un bon moment qu’autour de moi j’entendais un bruissement incessant, me susurrant à l’oreille le nom de Franck Bouysse et de son roman « Grossir le ciel ». Après avoir rencontré l’auteur, au festival du polar de Ville neuve les Avignon, je n’ai pu attendre plus longtemps avant de découvrir son roman.

Dès le départ, on est saisi par la beauté du texte, qui décrit avec infiniment d’émotion, de vérité et de poésie les paysages et les personnages de cette région des Cévennes. C’eût pu être dans toute autre région rurale et un peu reculée, du Massif Central aux Pyrénées. Cette région rude, où les habitants portent encore en eux les stigmates des guerres fratricides qui ravagèrent le pays, au temps des « Camisards ».
« Un drôle de pays de brutes et de taiseux. Et comment pourrait-il en être autrement dans cette région où le diable en personne ne prenait pas la peine de choisir les âmes, et se servait sans se soucier de négocier avec la concurrence. La plupart des gens du coin se rendaient pourtant au temple, le dimanche, espérant certainement alléger un peu leur fardeau. »

Dans ce pays de montagne, de fermes isolées, les gens se côtoient sans pour autant vraiment se connaître, gardant toujours un fond de méfiance, de jalousie les uns envers les autres. Au lieu-dit « Les Doges », vivent Abel et Gus, dont les fermes sont éloignées de quelques centaines de mètres. Ce sont deux paysans, taciturnes, dont la relation consiste essentiellement à s’entraider lors des gros travaux des champs et accessoirement, à boire un canon de rouge ensemble.
« Gus vivait ici, depuis plus de cinquante hivers. C’était en décembre que ce pays l’avait pris et que sa mère l’avait craché sur des draps durs et épais comme des planches de châtaignier, sans qu’il se sente dans l’obligation de crier, comme pour marquer son empreinte désastreuse dans un corps ancestral, une manière de se cogner à la solitude, déjà, dans ce moment qui le faisait devenir quelqu’un par la simple entrée d’une coulée d’air dans sa bouche tordue. »

C’est un roman très noir, d’une éclatante noirceur. L’auteur nous donne à voir des personnages d’une psychologie très complexe et très travaillée. Le fait de voir cet auteur en compagnie de Craig Johnson, lors d’une conférence commune au salon de Toulouse Polars du Sud le week-end end dernier, m’a fait prendre conscience de la similitude de leurs univers, pourtant géographiquement si éloignés. Et si les froides vallées des Cévennes n’ont pas l’immensité glacée des montagnes enneigées du Wyoming, elles ont le même pouvoir de confronter l’homme à son statut de mortel, tellement insignifiant par rapport à la nature.
« Le seul trésor qu’ils côtoyaient chaque jour était en même temps l’expression de leur calvaire, cette nature majestueuse et sournoise, pareille à une femme fatale impossible à oublier. »

Gus ne connaît rien d’autre que les quelques misérables arpents de terre que lui ont légué ses parents et qu’il s’évertue à faire vivre, sinon prospérer. C’est, malgré son manque d’instruction, un personnage d’une grande intelligence, en témoignent ses deux rencontres, avec le démarcheur de la banque d’abord et le « suceur de bibles » par la suite. Sous son apparence fruste, se cache un cœur sensible au malheur des autres et, bien que protestant, il est inexplicablement ému et touché par l’annonce de la mort de l’Abbé Pierre.

Gus qui, au début du roman, est témoin d’évènements qui troublent son quotidien : deux coups de fusil, un cri et une tache de sang dans la neige… Et, à partir de là, d’une interprétation fausse, il met en branle, d’actions en réactions, une série de rebondissements qui nous conduiront vers le dénouement, forcément brutal.

Amours contrariées, jalousies, non-dits, secrets de famille… Tous les éléments sont là pour nous concocter un drame rural d’une grande intensité.
Malgré la rudesse et la dureté de ces personnages, nous nous prenons pour eux d’une irrépressible affection, tant nous sommes sensibles à l’humanité qui se cache sous leurs dehors bourrus.

De ce roman de Franck Bouysse, véritable huis clos montagnard, se dégagent une puissance rare et une poésie qui magnifient les hommes et leur environnement.
Un véritable coup de cœur, sans conteste un des meilleurs romans que j’ai lus cette année.

Éditions La Manufacture de livres (2014)

4ème de couv:

grossir-le-ciel« Abel but son verre d’un trait et se leva. Il se tenait face à Gus, tout raide, comme une espèce de bestiole qui ne voudrait pas être repérée dans un décor hostile, puis il planta ses yeux dans ceux de Gus après un silence qui ne rendait service à personne et il dit :
— Tu veux que je te dise vraiment le fond de ma pensée ?
— Je t’écoute.
— Le diable, il habite pas les enfers, c’est au paradis, qu’il habite. »

Entre Alès et Mende, au milieu des Cévennes, un lieu-dit appelé Les Doges, deux fermes éloignées de quelques centaines de mètres, de grands espaces, des montagnes, des forêts, de la neige une partie de l’année, deux hommes, un chien, un fusil, quelques mots, des silences et de la roche pour poser le tout.

L’auteur :

Franck Bouysse est né en 1965. Il vit à Limoges où il est enseignant en biologie.
Il a publié à ce jour:
2013 – Vagabond (Écorce « No collection », juin 2013)
2014 – Pur sang (Écorce « Territori », juin 2014)
2014 – Grossir le ciel (La Manufacture de livres, octobre 2014)
Ce dernier roman a obtenu le prix Michel Lebrun 2015 et le prix les lecteurs au Festival du Polar de Villeneuve-lès-Avignon.