Roddy Doyle – La légende d’Henry Smart

Premier et seul de cette trilogie traduit en Français, ce roman de Roddy Doyle, plus connu pour sa précédente trilogie où il mettait en scène les petites gens du Dublin d’aujourd’hui, La légende d’Henry Smart nous donne à voir de l’intérieur le soulèvement Irlandais, de 1916 à 1921. Henry Smart, le héros, avatar d’Oliver Twist et de Gavroche, est un gamin des bidonvilles de Dublin, né en 1902 d’une mère adolescente perdue dans les grossesses à répétition et les fantômes de ses enfants morts, d’un père unijambiste videur de bordel et à l’occasion tueur à gages. Seul personnage positif de cette famille, la jeune grand-mère, personnage fantasque et grande consommatrice de littérature féminine. Pour s’évader du taudis où vit la famille, il devient naturel pour Henry de passer son temps dans les rues, où il survit plus qu’il ne vit. Mais il est doté d’une confiance en soi et d’un culot à toute épreuve, qui lui donnent toutes les audaces.

 « Là-haut, c’est mon petit Henry. Regarde. »
   Alors, moi, son autre petit Henry, assis à côté d’elle sur la marche d’escalier, j’ai regardé. J’ai regardé en l’air, et l’autre, je l’ai détesté. C’était moi qu’elle tenait, mais celui qu’elle regardait, c’était son petit garçon, un scintillement. Pauvre de moi, à côté d’elle, pâle et les yeux rougis, que seuls retenaient les coups de tête et les chagrins. Un ventre qui pleure d’être vide, des pieds nus et douloureux comme ceux d’un vieil homme, d’un très vieil homme. Moi, misérable substitut du petit Henry, le Henry que Dieu avait voulu garder pour lui tout seul, qui était trop bon pour ce monde. Pauvre de moi. »

Pauvre Henry, à qui ses parents ont donné le même prénom que son frère ainé décédé. On imagine sans peine la difficulté de construire une identité, pour lui qui dès son jeune âge se trouve rejeté par sa mère.
Dans les bidonvilles de Dublin, il s’élève tout seul, assumant la responsabilité de son jeune frère Victor, jusqu’à la mort de celui-ci, atteint de tuberculose.
« Mais moi, dès la seconde où j’y avais atterri, j’avais aimé la rue. L’action, le bruit et les odeurs – j’engloutissais le tout, j’étais affamé, il m’en fallait plus. Je recherchais une misère qui s’accorde à la mienne. J’étais chez moi dans les loques et la pénurie, dans la saleté et la faiblesse. Je faisais aussi connaissance avec d’autres nouveautés : la couleur, le rire, la pagaille et l’évasion. C’était fantastique. » 

A l’âge de neuf ans, Henry fait une rencontre qui changera le cours de sa vie : désireux d’apprendre, Victor et lui se présentent dans une école et font la connaissance de Mademoiselle O’Shea. Cette institutrice, séduite par la vive intelligence du jeune garçon, l’accepte dans sa classe pour quelques jours, le temps que la Mère supérieure s’aperçoive de leur présence et les jette dehors.
Quelques années plus tard, Henry retrouvera Mademoiselle O’Shea, qui joindra sa cause comme combattante de la liberté.

Quand débute la guerre d’indépendance, Henry est déjà bâti comme un homme, immense, précoce, il déborde d’une vitalité brute et d’une sexualité qui ne demande qu’à s’exprimer. Il devient docker, s’engage dans l’Armée Socialiste des Citoyens, et ensuite le mouvement Fénian (nationalistes irlandais). A peine âgé de 14 ans, il prend part à la prise de la Grande Poste Centrale, pendant les Pâques sanglantes, point de départ du soulèvement de 1916. Lors de la guerre d’indépendance qui s’ensuit, il devient un redoutable instructeur des combattants de la liberté, tueur de flics, et une légende républicaine.
Adulé des femmes et élevé au statut de héros populaire, on compose même des chansons à sa gloire.

Après des années de combats, exécutions sommaires, tueries et morceaux de bravoure, Henry finira par se rendre compte qu’il a été utilisé, lui qui croyait à la liberté, il se sera battu, aura assassiné au nom de son idéal. Ses supérieurs et ses compagnons de lutte, ceux-là même qu’il a formés, seront devenus de respectables MP (Membres du Parlement).

 « Toutes ces années, j’ai cru que j’étais un soldat, un guerrier même. Un nom de Dieu de bâtisseur de nation. Combattant pour l’Irlande. Et je l’ai été. Mais voilà la vérité maintenant. Les meilleurs soldats sont tous des hommes d’affaires. Il fallait fournir un motif à cette tuerie et à ces soirées prolongées, et ce motif, ce n’était pas l’Irlande. L’Irlande est une île, capitaine, une bonne dose de gadoue. »

Henry Smart n’a rien d’un garçon sympathique, même si l’on peut avoir à son égard un peu de sympathie, vu l’enfance misérable qu’il a vécue. Comme son père, il tue pour vivre, mais pas pour les mêmes motifs. Au cours du conflit et de son ascension dans le mouvement Fénian, il se rendra compte que le courage des hommes et la fumée des canons gomment les différences de classe, mais pour un temps seulement.

L’histoire est contée sur un rythme soutenu, scindée en chapitres aux allures de plans-séquences. Elle est en elle-même assez prenante, bien qu’il y ait quelques longueurs au milieu du roman, entre les descriptions des raids et les nombreuses allées et venues à vélo sur le « Sans croupe », pour ce commis voyageur de la révolution.
Du point de vue historique, l’auteur évite le piège du « politiquement correct », en ne prenant parti, ni pour, ni contre les nationalistes irlandais. On y croise des personnages réels, comme Michael Collins, mentor d’Henry, James Connolly, James Larkin, Patrick Pearse et sûrement bien d’autres, sous des noms d’emprunt.

Ce roman pose toutes les questions qu’Henry, et peut être même le lecteur se sont posées au long du roman : nous voyons Henry et les rebelles comme des combattants de la liberté, tuant pour une cause, plutôt que comme des tueurs de sang froid. Jusqu’à un certain point on pourrait affirmer que ce livre glorifie les actions des rebelles, justifie le meurtre de policiers, soldats et civils innocents, mais dans les dernières pages on assiste à un total revirement et nous voyons le roman pour ce qu’il est réellement.
C’est un livre qui aborde la moralité du meurtre politique, qui conteste et remet en question les actes ayant conduit à la création de l’état Irlandais. Nous réalisons, comme Henry, que les bâtisseurs du nouvel état ne se souciaient ni des pauvres et des affamés, ni des enfants des bidonvilles, ni d’Henry, mais simplement de se faire une place dans le monde.
Dans un style simple et direct, cet auteur résolument populaire qu’est Roddy Doyle, nous émeut, nous amuse aussi et parfois nous bouleverse, à travers ses descriptions de l’extrême pauvreté du peuple irlandais, de ces gamins tuberculeux qui meurent de trop de misère et de dénuement.
En même temps fresque historique et roman d’aventures moderne, il abat les mythes de la résistance irlandaise et renvoie dos à dos les saints et les martyrs.
Un très bon roman pour qui veut comprendre le processus d’un peuple qui se bat pour son indépendance.
Éditions Denoël, 2000.

4ème de couv:

Héros d’une truculente fresque irlandaise, Henry Smart naît avec le siècle et traverse l’Histoire, tel un météore.
Acte premier, Bas-fonds et Ventre creux : Fils d’un videur de bordel, pourfendeur de crânes (sa jambe de bois est l’arme la plus redoutée de tout Dublin), et d’une petite grisette de la fabrique de rosaires, Henry, gavroche de la tourbe, doit se débrouiller seul dès l’âge de cinq ans.
Actes deux, Idéal et Révolution : À quatorze ans, Henry s’enrôle dans l’armée de libération et devient héros républicain. Les femmes l’idolâtrent et la foule chante ses prouesses. Après la répression de Pâques 1916, il passe dans la clandestinité.
Acte trois, Terrorisme, Politique et Amour : Henry, chéri de ces dames, mène le combat pour la liberté avec sa compagne de lutte, Miss O’Shea. À vingt ans, par son héroïsme et sa vitalité, il entre dans la légende.
La Légende d’Henry Smart, premier volume d’une trilogie à venir, s’ouvre comme du Dickens pour s’achever comme du Tarantino.

L’auteur :
Roddy Doyle, est un auteur irlandais, né à Dublin en 1958. Il grandit à Kilbarrack, quartier populaire dans le nord de Dublin.
Après des études à l’University College de Dublin, il enseigne la géographie et l’anglais dans une école du nord de Dublin à partir de 1979.
Il écrit des romans, des pièces

Ses trois premiers romans formant la trilogie de Barrytown, The Commitments, The snapper et The van, seront salués par la critique et adaptés au cinéma où ils connaîtront le même succès.

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