Jean-Luc Bizien – L’évangile des ténèbres

Seth Ballahan, ex-grand reporter, placardisé dans un quotidien régional du New Jersey, apprend qu’un de ses collaborateurs, le jeune Michael Wong, se retrouve coincé en Corée du Nord, où il était parti faire un reportage sur les filières d’évasion. Face à l’inertie de sa hiérarchie, Seth s’émeut de cette situation et obtient d’être envoyé sur place pour le retrouver, et le ramener s’il est encore en vie.

Dans ce pays, depuis quelque temps, sévit un tueur en série de la pire espèce. Sanguinaire et d’une cruauté sans bornes, il prélève un organe de ses victimes alors qu’elles sont encore en vie, et le dépose à un endroit donné, élément isolé d’un jeu de piste macabre.
« Il s’accroupit et marqua une pause, afin de s’assurer que personne ne traînait dans les parages. À quelques coudées en dessous de lui, les ténèbres noyaient la silhouette allongée dans l’herbe. Le chasseur descendit la pente avec précaution, attentif au moindre bruit.
À mesure qu’il avançait, il sentait monter en lui l’excitation. De la main, il palpa la besace qui pendait à son épaule. Tout y était : le sac hermétique, le coton, les antiseptiques. Dans la poche de sa veste, le poignard pesait lourd. Son contact était apaisant. Il s’agenouilla près du corps inerte et demeura un instant silencieux. Il détailla à loisir la nuque fine, les cheveux de jais, coupés courts, la ligne du menton, le dessin de l’oreille. Il parcourut les jambes longues, que l’on devinait sculpturales sous la toile du pantalon. Un instant, il fut sur le point de les caresser mais résista à la tentation.
Les paysannes lui faisaient toujours le même effet, il émanait de ces filles dressées dans les champs une animalité que l’on ne rencontrait jamais en ville…
Le chasseur prit une profonde inspiration.
Attendre, encore un peu. Retarder le moment. »

Le Lieutenant Paik Dong-Soo, brillant officier Nord-Coréen, en poste à la frontière au sud du pays, est convoqué à Pyongyang par sa hiérarchie.  Il se voit confier la mission d’enquêter sur ces crimes, et ce dans la plus grande discrétion. Dès ses premiers contacts avec les autres enquêteurs, et dès la première autopsie à laquelle il assiste, il se rend compte qu’on lui cache des éléments du dossier. En effet, cette affaire ne doit pas être ébruitée. Pensez donc ! Un tueur en série en Corée du Nord, le paradis communiste du Grand Leader Kim Jung Il… Une telle déviance n’est absolument pas imaginable ici et reconnaître son existence équivaudrait à se rabaisser au rang des États-Unis, l’ennemi capitaliste et décadent…
Paik Dong-Soo va donc reprendre point par point les éléments du dossier, pour essayer de trouver un point commun à ces meurtres et identifier le tueur qui semble prendre un malin plaisir à provoquer la police, et à éliminer l’une après l’autre les personnes impliquées dans l’enquête.

Parallèlement, nous suivons l’arrivée de Seth Ballahan en Corée du Nord. Bon américain pétri de son importance, il aurait tendance à froisser quelques susceptibilités locales. D’autant, que comme tous les visiteurs étrangers, il se trouve affublé d’un traducteur local, plutôt garde-chiourme que traducteur. Heureusement, son contact sur place, Suzan Chartier, une expatriée Canadienne qui travaille en Corée pour une ONG depuis quelques années, est là pour le tempérer et lui éviter de se faire trop vite repérer.
Au travers des histoires de Seth Ballahan, de son périple à la recherche de Michael, et de l’enquête de Paik Dong-Soo, l’auteur nous propose un voyage au cœur du pays le plus fermé de la planète. Dans cette dictature communiste, le culte de la personnalité est omniprésent et dès le plus jeune âge, les habitants subissent un véritable lavage de cerveau et sont conditionnés à la dévotion envers leur Grand Leader.

« Je sais ce que vous pensez, ajouta Suzan. Mais vous faites fausse route. Vous ne voyez de lui que l’image caricaturale d’un pantin s’agitant. Ici, on considère au contraire le Cher leader comme le cerveau parfait. Il semble naturel au peuple de le voir choisir la coupe des uniformes, monter des spectacles et diriger le pays. Il est omniscient et omnipotent, vous comprenez ? Le peuple croit dur comme fer que Kim Jong-Il est un génie d’essence divine, et qu’il suffit d’appliquer ses directives pour que tout réussisse. »

A la lecture des descriptions de la vie nocturne de la ville de Pyongyang, je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec ces images satellite prises de nuit où, parmi les pays environnants sous un halo lumineux, la Corée reste dans le noir, isolée de tout…

Sombre aussi est l’ambiance, particulièrement anxiogène, de ce thriller, qui reflète bien l’ambiance de ce pays si secret. Dans la capitale Pyongyang,  vitrine de ce régime totalitaire, se cache un pays délabré dont on ne connaît rien, ou presque. La ville est quadrillée d’avenues  où ne circule aucun véhicule, seulement des groupes de piétons. Il n’y a quasiment aucun éclairage urbain. Dans le quartier réservé aux étrangers, un supermarché rempli de produits que personne n’achète,  déambulent des clients aux sacs vides, des figurants censés donner le change aux visiteurs étrangers.
« En entrant dans la capitale, Seth eut le souffle coupé. Il s’attendait à une ville miteuse, une espèce de cimetière de béton – reproduction gigantesque des boardwalks du New Jersey…
Il en fut pour ses frais. Pyongyang était une collection de constructions pharaoniques. Dans le couchant, tandis que le ciel virait au rose, il aperçut des ponts monumentaux, des autoroutes suspendues, des pylônes de béton, des infrastructures incroyables… Mais à bien y regarder, il nota que la plupart des projets débouchaient sur le néant. Les autoroutes s’arrêtaient net, déversant le vide en pleine nature. Les artères n’étaient pas empruntées par des véhicules, mais seulement par des petits groupes de piétons.
Il songea au Truman Show, ce film visionnaire qui offrait à Jim Carrey un rôle sur mesure, emprisonné dans un vaste programme de télé-réalité.
« Une illusion, se dit-il. Un décor de cinéma, avec des milliers de figurants… »

Le récit, addictif, est articulé en chapitres courts, très rythmés et qui nous donnent une sensation d’urgence. Il alterne les points de vue des différents personnages de l’histoire. Les personnages principaux, Seth Ballahan, Michaël Wong, Suzan Chartier, Paik Dong-Soo, et « le chasseur » sont tous d’une réelle épaisseur. Paik Dong-Soo et le chasseur sont vraiment un niveau au-dessus des autres, et leur histoire se suffirait à elle-même pour constituer le roman, les premiers ne servant selon moi qu’à nous apporter un éclairage occidental sur ce pays, soumis à un régime absurde, oppressant et cauchemardesque, en un mot, kafkaïen.

La Corée du Nord peut d’ailleurs être considérée comme une entité  à part entière de ce roman, tant on ressent à chaque page le poids de  la méfiance et de la peur latente qui pèsent comme une chape de plomb sur ce pays  et ses habitants.  L’auteur nous en brosse un panorama saisissant, un véritable « voyage en terre inconnue ». C’est là à mon sens le véritable atout de ce roman, cette immersion, ce dépaysement total dans un monde que nous autres occidentaux avons bien du mal à imaginer, bien installés dans notre quotidien douillet.

J’ai refermé ce roman, un peu sonné, l’esprit encore marqué par la triste  condition du peuple de Corée du Nord. Et le mérite n’est pas mince pour l’auteur, d’avoir trouvé dans l’environnement géopolitique tellement sombre de ce pays, un excellent terreau pour y planter son intrigue, tout à fait instructive et absolument passionnante, qui m’a procuré un vrai bon moment de lecture.
En conclusion, c’est un roman que je ne peux que vous recommander.

Éditions du Toucan, 2011

 

Pour aller plus loin,  et prolonger votre voyage à Pyongyang, je vous invite à parcourir la galerie de photos de Michal Huniewicz, « Ostensiblement ordinaire » : Pyongyang »

http://www.m1key.me/photography/ostensibly_ordinary_pyongyang/

4ème de couv:

l-evangile-des-tenebres-Le Chasseur est un tueur sanguinaire, une bête fauve que l’odeur du sang et la souffrance de ses victimes assouvissent à peine. Il traque ses proies, frappe vite et fort. Il les torture, les mutile puis disparaît dans l’ombre en emportant d’abominables trophées. Qui est-il ? Que veut-il ? Nul ne le sait.
Et ils sont bien peu à se soucier de son existence, de ce côté de la frontière coréenne.
Au fin fond du New Jersey, Seth Ballahan, rédacteur en chef d’un quotidien local, apprend que Michaël Wong – l’un de ses collaborateurs – se retrouve piégé en Corée du Nord. Michaël effectuait un reportage sur les filières d’évasion, quand une patrouille l’a surpris. On est sans nouvelles depuis…
Face au manque de réaction de sa hiérarchie, Ballahan voit rouge. Contre vents et marées, il décide de secourir le jeune Wong. Une lutte sans merci, par delà la haie de barbelés, au plus profond des ténèbres.

L’auteur:

BizienJean-Luc Bizien est né en 1963 à Pnom-Penh. Très jeune, il découvre la bande dessinée et le cinéma.

Il débute dans le Jeu de rôle avec Hurlements (1989), puis Chimères (1994, Prix Casus Belli dans les catégories « Meilleure création française » et « Meilleur jeu de l’année »)

Depuis, il écrit dans tous les genres, passant avec bonheur de la littérature blanche (Marie Joly, éditions Sabine Wespieser, 2004) au thriller, de la jeunesse à la fantasy.

Plus de deux millions cinq cent mille exemplaires de ses livres-jeux (collections « Vivez l’Aventure » et « 50 surprises ») ont été vendus par les éditions Gründ, pour lesquelles il a créé la série Justin Case.

Travailleur insatiable, il vient d’achever La Trilogie des ténèbres pour les éditions du Toucan, poursuit la série La Cour des miracles chez 10-18, songe à une nouvelle série de thrillers historiques et rêve d’écrire un roman dont l’action se déroulerait en Corse, où il vit aujourd’hui.

 

 

18 réflexions sur “Jean-Luc Bizien – L’évangile des ténèbres

  1. Trop heureuse de voir que tu es tombé sous le charme d’un de mes auteurs préférés. Je possède tous les livres et ce dans toutes les catégories et je te recommande un livre qui est très cher à Jean luc Bizien, qui n’est pas un polar mais une très belle histoire qui lui a été racontée. Une histoire qui se passe en Normandie, dans un village qu’il a connu et qui lui a été racontée par une personne du village. Cela se passe lors de la guerre 40-45 et lors du débarquement, l’histoire de cette dame qui n’a jamais su qu’elle avait été une héroïne. Ce livre c’est « Marie Joly » un livre rempli d’émotions et qui touche Jean-Luc et que peu de personne connaisse.

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  2. Lu et pas vraiment aimé… Si, les parties en Corée du Nord sont stupéfiantes, angoissantes, foutent la trouille et rien que pour ça, le roman vaut la peine d’être lu. Mais j’ai détesté le personnage de Seth et il a saboté toute ma lecture, tant je me focalisais sur lui… :/

    Aimé par 1 personne

  3. Mon ami Vincent,
    Voilà une chronique exhaustive et remarquablement bien balancée. C’est vrai que quand on connaît le contexte, ces images satellites sont plus angoissantes que n’importe quelle description. Dommage, cet Américain qui si je comprends bien est un peu le chien dans un jeu de quilles. Est-ce que le contrechamp auquel tu faisais allusion était nécessaire ? Il serait intéressant d’avoir l’avis de l’auteur que je connais de nom, bien sûr mais que je n’ai pas encore découvert. Amitiés.

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    • Salut l’ami Jean, et merci de tes compliments.
      A mon sens, ce contrechamp ne sert qu’à nous donner la vision occidentale de la Corée, et peut-être accentuer le côté trop sombre de l’univers Nord Coréen. Il est amusant de voir que le jour où je postais ma chronique, la Corée du Nord fêtait la fin du Congrès du Parti Communiste par une de ces manifestations gigantesques dont elle a le secret. C’est franchement glaçant… Je me promets de poser la question à l’auteur, dès que j’aurai l’occasion de le rencontrer…
      Amitiés.

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